Lorsque le nouveau ministre de l’Instruction publique, Paul Painlevé, décrète la mobilisation des scientifiques et des laboratoires le 13 novembre 1915, son objectif est de donner une impulsion à l’invention technique. Il voulait améliorer l’équipement et l’armement des soldats, ainsi que les conditions de vie dans les tranchées.
Painlevé ne cache pas son intention de soustraire l’activité inventive à la sphère militaire pour la placer sous le contrôle des scientifiques. Il rattache la Direction des inventions intéressant la défense nationale à son ministère, car selon lui, ils sont « seuls capables de reconnaître ou de déceler l’inventivité dans un projet et de faire la distinction entre projet chimérique et idée susceptible de réalisation ».
L’article de Benoît Lelong sur Paul Langevin et la détection sous-marine a comblé une lacune dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Nous espérons également contribuer à cette entreprise avec le présent article sur les recherches balistiques effectuées par Paul Langevin dans les services techniques de l’artillerie en 1917 et 1918 - une contribution largement méconnue des historiens des sciences.
Il est vrai que le célèbre physicien n’a pas cherché à diffuser le résultat de ses recherches après guerre, ni même protesté contre les stratégies d’appropriation dont il fut l’objet dès l’automne 1918. Dans son étude biographique publiée en 1989, Bernadette Bensaude-Vincent mentionne le rôle d’expert de Langevin auprès des ingénieurs de l’artillerie, sans toutefois en détailler les résultats : « La guerre oblige Langevin à se convertir à la science appliquée [...]. On le charge d’abord d’expertiser les travaux de balistique effectués par les militaires. Les résultats de cette première étude, publiés après la guerre, montrent un Langevin découvrant les joies du passage à la pratique ».
La réalité est cependant plus complexe que ne le suggère l’auteur, car le physicien n’est conduit à travailler avec les ingénieurs de l’artillerie au cours de l’année 1918 qu’en raison des difficultés rencontrées par l’équipe Chilowski dans la réalisation de « l’obus à flamme d’ogive », privant Langevin de l’objet même de son expertise. Mais, alors qu’à l’été 1917, le physicien est parvenu à mettre au point une méthode fiable pour l’expertise de l’obus Chilowski (la soufflerie à très grande vitesse), les ingénieurs de l’artillerie n’hésitent pas utiliser le nouveau dispositif pour des essais sur leurs projectiles, anciens ou perfectionnés.
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Séduits par la méthode Langevin, ils proposent à l’expert de la Direction des inventions une collaboration directe avec les services techniques de l’artillerie, qui ne s’achève qu’avec l’Armistice du 11 novembre 1918.
Notre intérêt pour cet épisode méconnu de la mobilisation scientifique s’inscrit dans le cadre des recherches que nous menons depuis plusieurs années sur l’aérodynamique dans le premier xxe siècle et en particulier sur les souffleries aérodynamiques, où se forgent savoirs et pratiques et où se tissent réseaux d’échanges et collaborations entre laboratoires européens. Un article publié en 1924 dans la revue Technique aéronautique mentionnant la soufflerie à très grande vitesse réalisée par Langevin en 1917 a été le point de départ de notre enquête sur cet épisode méconnu de la politique des inventions et du parcours scientifique de Paul Langevin pendant la Grande Guerre.
Son auteur, Eugène Huguenard, y affirme : « L’idée [d’utiliser un courant d’air à très grande vitesse] fut reprise en 1916, à la suggestion de M. Chilowski par M. Langevin en vue de vérifier certains phénomènes de combustion dans les vents artificiels très violents, comparables aux vents relatifs rencontrés par les projectiles d’armes à feu dans leurs trajectoires. C’est son installation rudimentaire qui fut le point de départ de la soufflerie à grande vitesse que j’ai établie en collaboration avec M. Sainte-Laguë [...]. Avec MM.
Identifier les acteurs cités (à l’exception du toujours célèbre Paul Langevin) a été notre premier objectif. Le Dictionnaire biographique des professeurs du Conservatoire des arts et métiers nous a permis de situer André Sainte-Laguë et Eugène Huguenard, tous deux anciens élèves de l’École normale supérieure et déclarant avoir été recrutés comme collaborateurs dès le début de la mobilisation scientifique.
Les archives de l’artillerie permirent ultérieurement d’identifier Delcourt et Comte comme ingénieurs, sans autre précision, ainsi que le dénommé Sewall, ingénieur-mécanicien de l’armée américaine affecté à l’« opération Chilowski » à l’automne 1917. Quant à l’inventeur russe, Constantin Chilowski, connu des historiens des sciences pour sa collaboration avec Langevin sur les détecteurs d’ondes sous-marines, il demeure un personnage énigmatique sur lequel les sources consultées n’ont apporté aucune information nouvelle.
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Dans un second temps, il nous importait de connaître le point de vue de Langevin sur la réalisation de cette « soufflerie à très grande vitesse », dont la conception est ordinairement attribuée aux ingénieurs de la NACA (National Advisory Committee for Aeronautics, ancêtre de la NASA) au cours des années 1920. Dans sa notice académique, le physicien évoque en effet brièvement, sous la rubrique « Questions techniques », une étude effectuée en 1917 et susceptible de correspondre à l’épisode décrit par Huguenard : « Cette étude des effets produit par les courants d’air à grande vitesse a été, dit-il, poursuivie en collaboration avec MM. P. Vaillant et J. Saphorès qu’il est heureux de remercier ici ».
À ce stade, le recours aux sources primaires s’imposait pour établir si les deux récits renvoyaient bien, comme nous le pensions, au même épisode scientifique, et ce qui justifiait les points de divergence entre les deux versions. Les dossiers de la mobilisation scientifique, des archives de l’artillerie au Service historique de l’armée de Terre (SHAT), ainsi que les manuscrits du fonds Langevin à l’ESPC19 nous ont permis de reconstruire la quasi-totalité de l’opération Chilowski - de la mise en réalisation de l’obus Chilowski à la conception et la construction de la soufflerie à très grande vitesse, quai de la Gare, jusqu’aux recherches balistiques de Langevin en 1918 au sein du Comité central de l’artillerie.
Quant aux deux collaborateurs cités dans le commentaire laconique de Langevin, leur statut s’est précisé à travers la correspondance qu’il reçoit à partir de février 1915, de P. Vaillant, professeur de physique à Grenoble, et de Jean Saphorès, préparateur à l’École de physique et chimie industrielles à partir de l’été 1917.
Finalement, après avoir constaté que la version d’ Huguenard (1924) et celle de Langevin (1934) évoquaient bien le même épisode de la mobilisation scientifique - l’invention de l’obus à flamme d’ogive de Chilowski et son expertise par Paul Langevin -, il nous a semblé utile de retracer les étapes de cette opération méconnue, qui illustre à travers ses impasses et ses échecs, mais aussi ses aboutissements et ses productions fécondes, la construction aléatoire de la politique des inventions et de la mobilisation scientifique, clairement définie dans ses principes par son promoteur, Paul Painlevé, mais largement improvisée dans ses buts et ses méthodes : les conceptions parfois contradictoires des multiples acteurs associés ont donné au projet une inflexion et des résultats inattendus.
Par souci de clarté, nous dissocierons l’historique de l’invention de l’obus Chilowski de l’exposé relatif à l’expertise effectuée par Langevin - au prix de quelques répétitions. Il aurait probablement été utile de relier le double cheminement de l’invention et de l’expertise à une chronologie précise des opérations militaires, depuis la guerre des tranchées de 1915 à 1917 jusqu’à l’intervention américaine de la mi-juillet 1918.
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Dès son arrivée au ministère de l’Instruction publique en septembre 1915, Paul Painlevé convainc ses homologues de la Guerre et de la Marine de réactiver l’ancienne Commission des inventions intéressant les armées de Terre et de Mer fondée en 1887, et obtient sa transformation pour la durée de la guerre en une Direction des inventions intéressant la défense nationale. Selon Yves Roussel, le mathématicien exerce dès lors une influence déterminante sur la politique des inventions et sur les pratiques de l’institution.
De l’ancienne direction, Painlevé conserve les fonctions de boîte aux lettres et d’organe de tri, ainsi que les activités d’expertise, qui sont confiées à l’origine à des ingénieurs militaires. Cependant, à la fin du xixe siècle, l’association de quelques savants réputés aux activités d’expertise avait amorcé un processus que la mobilisation générale d’août 1914 amplifie, avec le remplacement des experts militaires appelés au front par des experts civils.
Dès son entrée en fonction ministérielle, Paul Painlevé, comme les états-majors militaires et la classe politique, entretient encore l’espoir d’une guerre de courte durée et engage la Direction des inventions à ne sélectionner que les projets immédiatement réalisables.
Il serait toutefois abusif de parler à ce propos d’une politique de recherche militaire, car les crédits de la Direction sont attribués au coup par coup, en fonction de l’intérêt des projets examinés. Un bilan financier dressé par Jules-Louis Breton en juin 1917 fait état de 2 000 francs attribués à « Madame Curie » pour des applications de la radiologie au service sanitaire des armées, de 3 000 francs à Jean Perrin pour des appareils de signalisation acoustique et de 1 000 francs à Paul Langevin pour la mise au point « d’extincteurs des lueurs de projectiles ».
Signalons aussi l’effort particulier de 7 000 francs consenti en faveur de Gabriel Kœnigs pour l’extension de son laboratoire de mécanique appliquée de la Sorbonne. À l’exception de cette dernière opération, analysée par Hélène Gispert, il s’agit d’une dimension mal connue de la mobilisation scientifique, faute de sources primaires aisément repérables pour l’année 1916 et le premier semestre de 1917.
Cependant, avec l’arrivée de Louis Loucheur au ministère de l’Armement en septembre 1917 et le rattachement du sous-secrétariat d’État aux Inventions à son administration, sous le nom de Direction des inventions, des expériences et études techniques (DIEET), un mode de gestion plus rigoureux et un contrôle plus sévère des opérations sont remis à l’ordre du jour, pour répondre aux consignes d’action et d’efficacité prônées par le gouvernement Clemenceau.
Mais Loucheur ne peut appliquer cette politique de fermeté sans informations sur les recherches et réalisations en cours : il se voit contraint de solliciter la mémoire des acteurs en place à son arrivée, principalement Jules-Louis Breton, qui assure depuis trois ans la continuité des travaux de la Direction des inventions, mais aussi les inventeurs responsables de projets, comme Chilowski. Ces rapports rédigés au cours du printemps 1918 sont la source principale d’informations dont l’historien dispose sur les activités de la Direction des inventions pour les années 1915-1917.
Le projet d’invention de l’« obus à flamme d’ogive », présenté en décembre 1914 par Constantin Chilowski à la Commission des inventions, n’aurait probablement pas reçu un accueil aussi enthousiaste sans le soutien actif de Painlevé. L’obus Chilowski est l’une des 780 inventions sélectionnées entre 1915 et 1918, mais son inventeur bénéficie d’un statut privilégié au sein de la Direction. Personnage « plein de charme et de susceptibilité [...], bouillonnant d’idées et abreuvant la Direction d’innombrables projets », selon Yves Roussel, il aurait joué le rôle d’inventeur fétiche de la Direction. Mais ces traits de caractère ne peuvent à eux seuls expliquer l’engouement que l’inventeur russe semble avoir suscité.
Rappelons que Paul Painlevé s’intéresse à l’aviation dès les premiers vols motorisés de 1906 et devient son actif et brillant défenseur auprès de la classe politique où il fait son entrée en 1910, comme député de Paris, sous l’étiquette de républicain-socialiste.
Militant actif du groupe de propagande qui s’est constitué en faveur du « plus lourd que l’air », le mathématicien n’a aucune difficulté à convaincre députés et sénateurs de créer une Commission d’aéronautique militaire, dont il devient le premier président en 1911.
Dans ce domaine, Painlevé se réfère au travail fondateur de Gustave Eiffel, qui vient de poser les premiers jalons de l’aérodynamique expérimentale en concevant la première soufflerie opérationnelle pour réaliser des essais de modèles d’aéroplanes « au point fixe ». Aux alentours de 1910, le Laboratoire Eiffel attire savants et ingénieurs des quatre coins de l’Europe, en particulier de Russie, où s’est développée une école mathématique dont le chef de file, Nicolaï Joukowski, travaille à une théorie aérodynamique sur l’origine de la portance des aéroplanes.
Painlevé a pu entrevoir l’importance de ces travaux et leur fécondité potentielle dans le champ des applications par l’intermédiaire des disciples du savant russe en visite au Laboratoire Eiffel, ou même par la version française des Bulletins du Laboratoire aérodynamique de Kouchtino, consultables à l’Académie des sciences dès 1906.
Le travail de cette mission a consisté à traduire en français le cours d’aérodynamique de Joukowski et en russe les recherches de Gustave Eiffel publiées en 1912. Ainsi, grâce aux contacts établis avec la communauté scientifique russe en 1914, Painlevé est en mesure de procéder au recrutement de plusieurs élèves de Joukowski dans le cadre de ses fonctions ministérielles : c’est le cas en premier lieu de Constantin Chilowski, qu’il associe comme inventeur à la Direction des inventions en 1915, puis de Wladimir Margoulis, qu’il nomme en 1917 à la direction scientifique du Laboratoire Eiffel, et de Dimitri Riabouchinski (élève et mécène de Joukowski contraint à l’émigration par la révolution bolchevique), à qui il procure un emploi de conseiller scientifique à l’Institut aérotechnique de Saint-Cyr la même année.
Constantin Chilowski fait donc son entrée dans la sphère de la Direction des inventions avec le précieux atout, selon les critères de Painlevé, d’appartenir au cercle des élèves de Joukowski.
L’invention repose sur l’idée qu’en équipant un obus d’un dispositif produisant une flamme à l’avant de l’ogive dans les premières secondes de sa trajectoire, la chaleur de la flamme, en dilatant l’atmosphère à...
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