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Aujourd’hui, lire, relire Saïda Menebhi, c’est faire l’expérience cruelle du retour d’une période qu’on espérait révolue. Car il est difficile de lire la poétesse sans avoir en tête l’image de la militante décédée à vingt-cinq ans en prison, faute de soins, après une grève de la faim de trente-quatre jours. Sans se rappeler qu’aujourd’hui encore la prison attend ceux qui réclament leur droit de vivre dans la dignité.

« La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri », écrivait en 1966, dans le prologue inaugural de la revue Souffles, le poète Abdellatif Laâbi, qui lui aussi milita à Ilal Amam et connut les procès collectifs puis la prison des années durant, et qui considérait Saïda Menebhi comme « la petite étoile irrépressible ».

Chez l’un comme chez l’autre, la poésie se déploie, limpide, essentielle, avec des mots simples et familiers. Les poèmes rassemblés ici vont de son arrestation en janvier 1976 au 10 novembre 1977, un mois avant sa mort. C’est le temps de la torture, du procès de 1977 pour « atteinte à la sûreté de l’État », de l’isolement, de la grève de la faim. Les lire ainsi, dans leur ordre chronologique, fait parcourir aux lecteurs la chronique de cette épreuve. Mais c’est le monde que Saïda Menebhi appelle dans ses textes, le monde en lutte (Palestine, Vietnam, Chili…) contre l’impérialisme sur tous les continents.

C’est l’amour et l’espoir d’une vie à deux, faite de souvenirs de bonheur et de projections dans un futur radieux. Plus loin, sont présentées quelques lettres à sa famille. Des mots simples, pleins de tendresse : « Je remplirais tout ce papier et combien il est petit de mots d’amour et de tendresse et je trouverais ça insuffisant », écrit-elle à sa petite sœur. Elle prend des nouvelles de sa nièce, adresse ses pensées les plus douces à ses sœurs, réclame des visites, s’arrime à cet amour où elle puise son courage et sa résistance.

Elle demande des livres, des vêtements, des photos. Elle réfléchit à la psychologie des enfants, elle qui se destinait à une carrière de professeur d’anglais. De son quotidien, elle ne dit rien - le pouvait-elle, dans ces conditions ? -, elle évoque le passé avec nostalgie pour aussitôt affirmer que l’avenir est radieux.

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L'article sur la prostitution au Maroc

Le texte le plus poignant de ce petit livre en constitue la seconde partie, qui présente son article sur la prostitution au Maroc. En prison, Saïda Menebhi constate « l’incarcération massive des femmes prolétaires pour délit de prostitution ». Elle réalise une enquête qui, avant l’heure, met en œuvre une approche intersectionnelle.

« 70 % des femmes qui se trouvent dans les prisons pratiquent la prostitution. Leur âge se situe entre 17 et 40 ans. Presque toutes sont analphabètes. » L’asservissement des femmes est, explique-t-elle, le résultat de la convergence d’intérêts de classe, d’intérêts impérialistes et d’une « utilisation démagogique de la religion ».

Saïda Menebhi recueille des témoignages glaçants, montrant combien les victimes de cet ordre sexiste n’ont pas d’autre choix, ne bénéficient d’aucune protection. Et si elle s’indigne, c’est contre le jugement moral qui réprouve celles qui sont broyées mais tolère ceux qui les broient. « Nous savons bien sûr que celui qui condamne la prostituée la recherche plus tard après avoir changé de face et d’habit. »

Saïda Menebhi relaie les récits sur la misère, la violence, « la peur de la honte », les familles à aider. Elle regarde les cicatrices des plus pauvres, les horizons bouchés, même pour celles qui, moins misérables, se vendent aux touristes sexuels du Golfe. Toutes pâtissent des choix économiques et politiques du pays, visant à « ne pas laisser se développer en nombre la classe ouvrière qui sera à la tête de tout changement social radical ».

Déjà, sous sa plume, il est question de chômage massif et d’émigration, sujets que la presse n’abordera que bien plus tard. Pour Saïda Menebhi, qui déplore que le pouvoir combatte celles et ceux qui dénoncent cette situation, « la libération de la femme est partie intégrante de la libération de toute la société ».

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Relire Saïda Menebhi aujourd’hui, près de cinquante ans après sa mort, c’est se rappeler la force des espoirs révolutionnaires au Maroc. C’est revenir sur les pas de celles et ceux qui n’ont eu de cesse de faire vivre ces idées, en faisant exister ces textes.

En décembre 1978, grâce au travail formidable des Comités de lutte contre la répression au Maroc, les textes de Saïda Menebhi ont pu être lus en France, en Belgique, en Suisse et aux Pays-Bas et, très probablement, au Maroc, sous le manteau. Au Maroc, il a fallu attendre la mort de Hassan II pour qu’une édition voie le jour, à Rabat, en 2000, grâce aux éditions Feed-Back, aujourd’hui disparues.

« L’insurgé son vrai nom c’est l’être humain », scandaient avec Saïda Menebhi les cent trente-huit femmes et hommes jugés au procès de 1977, deuxième procès collectif, après celui de 1973, à l’encontre des militants d’extrême gauche appartenant aux organisations Ilal Amam, 23 Mars et Servir le peuple. L’historienne franco-tunisienne Hajer Ben Boubaker, en préface à cette nouvelle édition, resitue cette voix forte dans l’histoire de la résistance marocaine, pour son indépendance puis pour son droit à la démocratie et à la dignité. D’une résistance déjà intersectionnelle, anticoloniale, féministe et anti-impérialiste.

Irakli Khvedaguridze : Un médecin des montagnes avec un fusil

Pendant l’été et au début de l’automne, avant que la neige ne recouvre les pics des montagnes, Irakli Khvedaguridze rejoint ses patients sur son cheval blanc, Bichola. Plus tard dans la saison, quand la neige devient trop épaisse pour le faire galoper, Khvedaguridze transforme ses chaussures en skis en y fixant des planches de bois de bouleau. Quand la neige arrive à ses genoux, il doit faire le voyage à pied.

Quelles que soient les conditions météorologiques à braver, il ne rend jamais visite à un patient sans prendre un couteau, une boîte d’allumettes, de la nourriture pour au moins deux jours, et un fusil de chasse, en plus de son stéthoscope et du reste de son équipement médical. Telle est la vie de ce médecin des montagnes âgé de 80 ans.

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« À chaque fois qu’on sort, quelles que soient la saison et la météo, on sait que tout peut arriver », confie Khvedaguridze, un homme costaud aux yeux d’un bleu laiteux et qui arbore une mèche de cheveux blancs qui ressort de sa casquette de baseball (qu’il ne retire presque jamais). « On peut tomber d’une falaise, se blesser. Cette nature est sauvage. »

Khvedaguridze, le seul médecin agréé à près de 1 000 kilomètres carrés à la ronde dans les terres montagneuses de cette région historique du nord-est de la Géorgie, est une bouée de sauvetage pour les communautés de plus en plus réduites qui choisissent de rester dans cette zone reculée de la Touchétie pendant les huit mois d’hiver.

Il y a quelques années, un patient enivré du village d’Omalo a dû être transporté par avion jusqu’à un hôpital dans les plaines de Kakhétie après s’être accidentellement tiré dans l’estomac avec un fusil de chasse. Au début des années 2000, Khvedaguridze a sauvé la jambe d’un garçon qui avait marché sur une mine antipersonnel.

Le plus souvent, il s’occupe de maux plus habituels : des bergers qui ont mal au dos, des personnes âgées qui se plaignent de brûlures d’estomac, ou encore les touristes victimes d’accidents. Un été, un visiteur tchèque a été attaqué par un chien lors d’une randonnée. Une autre année, un Américain était tombé malade après avoir bu de l’eau directement depuis un ruisseau.

En décembre, alors qu’il rendait visite à un ami dans un hameau situé dans une gorge parsemée de quelques maisons en bois et d’une bergerie, Khvedaguridze a reçu un appel du 112, les services d’urgences de Géorgie, au sujet d’un homme qui se plaignait de palpitations et de douleurs dans la poitrine dans un autre village. Il a fait le trajet de 12 kilomètres à pieds pour aller s’occuper du patient.

Le jour suivant, quand l’hélicoptère a atterri sur les pâturages recouverts de neige de Kvavlo, la patient était allongé par terre sur le dos. Cet homme grand et mince, qui avait la quarantaine, était si ivre que ses jambes se dérobaient sous lui tandis qu’on l’embarquait dans l’hélicoptère pour le transporter à l’hôpital. Khvedaguridze l’a rejoint à bord afin de le surveiller jusqu’à l’hôpital. Il en est sorti quelques jours plus tard et est retourné à son village mais, en janvier, il a dû retourner aux urgences à cause d’une intoxication alcoolique.

En 1941, l’année de naissance de Irakli Khvedaguridze, l’élevage de moutons constituait le poumon de la Touchétie. Deux fois par an, la transhumance, qui voyait les bergers migrer à pied vers les basses terres avec leurs troupeaux pour l’hiver, puis remonter sur les hauts plateaux pour le pâturage au printemps, était un événement on ne peut plus habituel pour les habitants de la région.

Aujourd’hui, cette transhumance marque le départ de la quasi-totalité des habitants pour les basses terres quand vient l’hiver, et leur retour au printemps à la réouverture du col d’Abano et de ses routes sinueuses et étroites qui longent les falaises.

Khvedaguridze vit à Bochorna, un village d’une dizaine de maisons qui surplombe les gorges de Gometsari et leurs nombreux pins. Son chalet de deux étages, construit en ardoise fine gris-marron et en bois, donne sur la vallée large et verdoyante. Sur la colline escarpée en contrebas, quelques maisons aux toits métalliques rouillés mouchètent la verdure près des vestiges de tours de pierre, détruites il y a bien longtemps.

« Mon père, mon grand-père… tous mes ancêtres sont nés ici », confie Khvedaguridze. « Cette zone nous appartenait. » Après avoir obtenu son diplôme à l’Institut médical de Géorgie (désormais baptisé Université de médecine d’État de Tbilissi) en 1970, il a décroché son premier emploi au sein d’un hôpital situé au centre de la Géorgie.

Quand le précédent médecin de la montagne a quitté la Touchétie en 1979, Khvedaguridze y a effectué des rotations d’un mois quelques fois par an. En 2009, il a quitté son emploi de neuropathologiste dans un hôpital à Alvani et, l’année suivante, plutôt que de partir à la retraite, il a repris le poste permanent qu’il occupe encore en Touchétie.

Khvedaguridze garde son matériel médical restreint (un stéthoscope, des antidouleurs, un kit de suture, des injections pour soulager les spasmes musculaires) dans une mallette de premier secours militaire fabriquée en Allemagne et marquée d’une croix rouge. Il décrit son métier comme une « médiation entre Dieu et les malades ».

« Pour moi, il n’y a pas de jour ou de nuit », affirme-t-il. « Si on m’appelle pour aider quelqu’un, quelles que soient les circonstances, peu importe la pluie, la neige, de jour comme de nuit, je me dois d’y aller. Même quand j’aurai 90 ans, si des gens ont besoin de moi, j’irai les aider. C’est mon devoir. »

Un dévouement sans faille

Elza Ivachidze, sa voisine de 59 ans, est l’une de ses patientes. L’été dernier, quand elle s’est plainte d’essoufflements et de douleurs dans le bras, Khvedaguridze a traité ses symptômes à l’aide d’antidouleurs et d’une injection.

« Il nous donne souvent des traitements anciens et traditionnels, comme des tisanes et des poires. Pas toujours des cachets et des antibiotiques », explique Ivachidze. Elle ajoute qu’elle s’inquiète de ce qui arrivera quand il ne sera plus là. « C’est la personne la plus âgée et sage que nous avons parmi nous. Qui pourrait le remplacer ? »

En août dernier, pendant une autre excursion médicale, Khvedaguridze s’est mis en selle sur Bichola pour traverser la montagne et aller voir un berger, Rezo Partenishvili, qui souffrait de spasmes très douloureux dans le dos depuis trois jours et ne pouvait plus se lever, et encore moins faire marcher ses moutons dans la montagne pour le pâturage.

Une heure plus tard, en chemin, Khvedaguridze est descendu de son cheval et trois bergers du Caucase n’ont pas tardé à lui faire savoir qu’il était presque arrivé à destination. Avec la rapidité d’un jeune homme de 20 ans, il se jeta au sol pour aller chercher une poignée de pierres afin de repousser les chiens, mais n’a finalement pas eu à les utiliser.

Dans la bergerie, Partenishvili, 39 ans, était allongé sur un matelas de couvertures en laine pliées connu sous le nom de nabadi. Il est l’un des cinq bergers qui font paître leurs troupeaux dans les montagnes. Aucun d’entre eux n’avait l’air inquiet : selon eux, le mal de dos est le trouble le plus répandu chez les bergers. À ce moment de l’année, ils passent leurs jours penchés en avant, à tondre leurs moutons.

En plus des spasmes au dos, Partenishvili souffrait de crampes à l’estomac, de diarrhée et de sciatique chronique. Khvedaguridze lui a donné un paquet de cachets roses à prendre pendant les repas, puis allait lui injecter un liquide rouge pris dans son sac : de l’indométacine, pour soulager la douleur. Le patient, en marmonnant, lui a dit qu’il ne voulait pas de ça.

« Vraiment ? Vous me dites que vous avez peur d’un objet aussi petit ? », s’est moqué Khvedaguridze. Il rappela à Partenishvili que l’autre option était de rester au lit pendant un mois sans pouvoir travailler. Le patient s’est tourné et a baissé son pantalon pour la piqûre.

Alors que Khvedaguridze se préparait à rentrer chez lui, un homme assis non loin de lui en fumant tranquillement une cigarette l’a appelé pour se plaindre d’un essoufflement. « Enlevez cette cigarette de votre bouche, alors ! » lui a répondu Khvedaguridze. Le berger a ri mais a obéi en jetant ce qu’il restait de sa cigarette dans le feu allumé devant lui.

À la fin de l’année, la route étant fermée pour deux mois, ni humains ni animaux n’habitent le lieu de naissance du médecin. La transhumance d’octobre a fait partir la plupart des moutons et bergers de la région. Seul un petit troupeau broute sur une colline lointaine, et une vieille voiture crache une fumée grise et épaisse avant de disparaître, au loin.

L’arrivée de la neige a vite révélé le manque d’infrastructure en Touchétie. Se déplacer requiert une force physique soutenue. Aller chercher de l’eau à la source ou au robinet le plus proche peut prendre la moitié de la matinée. Sans endroit où s’approvisionner en essence, les voyages en voiture doivent être limités. Les hélicoptères militaires sont habitués à livrer de la nourriture et d’autres produits de première nécessité. Les familles en basses terres préparent des paquets à faire livrer par les soldats à leurs proches restés dans les montagnes.

La solitude peut se faire ressentir. « Parfois, j’entends un loup au loin », dit-il. « C’est comme ça que je sais qu’il y a de la vie, là-dehors. »

Il serait possible pour Khvedaguridze d’avoir une vie plus facile en allant habiter ailleurs, mais quitter la Touchétie signifierait couper le lien qu’il partage avec ses ancêtres, mais aussi avec ses patients.

Malgré son dévouement, le jour viendra où il ne pourra plus rester dans sa région. « Je partirai », affirme Khvedaguridze.

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