Dans le domaine de l'appréciation sensible technique, la question de la beauté et de son équivalent se pose avec acuité. Je ne pensais pas la chose possible.
Le chapitre précédent a montré en quoi le jugement d’appréciation sensible technique était un analogue du jugement d’appréciation esthétique en se faisant l’expression d’un jeu sensible intéressé entre l’effort et son but tout en prétendant à l’universalité.
Comme dans le domaine de l’esthétique, le prédicat « beau » « se prend en deux sens distincts, dont l’un englobe l’autre comme un cas particulier », à savoir en un sens large et axiologique et en un sens plus précis et descriptif de catégorie.
Lorsque nous avons croisé et utilisé la catégorie du beau pour parler des gestes techniques de Fagioli, nous avions insisté sur l’idée que cette beauté provenait de l’harmonie entre les différentes parties du geste et rendait compte de l’état de calme et de décontraction mécanique dans lequel est plongé le chanteur maîtrisant son art. Kant limite cependant ce dernier état au jugement sur le beau dans la nature, sans doute parce que dans le jugement sur les œuvres d’art peuvent entrer d’autres types de jugement esthétique : le paragraphe 52 de la CFJ remarque ainsi qu’un oratorio peut présenter, en alliance avec la beauté, du sublime, ce qui le rend à coup sûr plus artistique, en manifestant le talent de son auteur, mais pas nécessairement plus beau.
Or, cette conception pose deux problèmes, l’un par rapport à l’appréciation sensible technique, l’autre par rapport à l’appréciation esthétique. Dans le domaine technique, nous avons vu que l’appréciation se faisait par la performance d’un geste ou par la simulation de cette performance.
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Nous suivons alors les idées de Blanché qui distingue deux sens au mot « beau » : l’un désignant l’une des catégories de l’appréciation esthétique, l’autre désignant le marqueur positif de toute appréciation esthétique en général, dont l’élégiaque est une inflexion émotionnelle. Toujours en nous inspirant de ses analyses, nous considérons que le terme « beau », en tant que catégorie du jugement désigne la qualité d’une forme ressentie comme étant tout à la fois harmonieuse, équilibrée et achevée, impression d’achèvement qui est justement l’un des aiguillons de la quête de profondeur sensible.
Blanché lie cette détermination du beau à des pratiques et à un goût particuliers, le goût classique, et à une appréciation dont le paradigme serait visuel, qui considère la forme avant tout autre élément. Or un tel goût n’a rien d’exclusif, même du point de vue de la forme, si nous songeons à l’appréciation de la surcharge baroque qui déséquilibre les figures, à cette appréciation de la forme non harmonieuse qui caractérise le grotesque ou bien au caractère élégiaque d’un poème qui n’invite pas à un « état de calme contemplation ».
Ces différentes appellations (baroque, grotesque, élégiaque) sont autant de « catégories esthétiques », à valeur descriptive, qui permettent d’affiner la perception que nous avons des œuvres et le plaisir qu’elles nous apportent. Il faut s’arrêter sur ce dernier point car, en les qualifiant de descriptives, nous pouvons dire trois choses :
La difficulté est que les trois sens ont leur pertinence. Dire qu’une figure dans un tableau est grotesque peut en effet vouloir dire, de manière neutre, que la manière dont la figure est dépeinte répond à des caractéristiques stylistiques et historiques qui renvoient au genre du « grotesque ». En ce cas, ce sens descriptif et objectif ne se superpose pas nécessairement au plaisir éponyme. S’il y a bien évidemment des affinités, par exemple, entre le genre tragique et le tragique comme plaisir sensible spécifique, ces affinités n’empêchent pas qu’une pièce objectivement rattachable à la tradition tragique puisse susciter un plaisir autre que tragique.
Lorsqu’un jeu se met en place et se développe en un jugement d’appréciation, il reste en effet important de pouvoir séparer la part descriptive de la part évaluative sauf à ne pas comprendre comment une œuvre peut être à la fois belle et ennuyeuse. En guise d’exemple de ce cas, pensons à certaines des interprétations du contre-ténor Andreas Scholl. Le problème est que, en maintenant ce même et délicat équilibre sur tous les airs, l’ensemble s’en trouve monotone, voire fade, ce qu’une qualité vocale choisissant l’expressivité, plutôt qu’une homogénéité quasiment parfaite du timbre, aurait évité.
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Considérons alors la première scène du troisième acte de Cromwell de Victor Hugo, qui voit les quatre fous du personnage éponyme deviser sur l’état du monde et sur les événements de la pièce. Nous n’avons pas besoin de dire que ce passage est beau et grotesque, parce que le terme même de grotesque prend une nuance laudative et indique que nous ne voyons pas de laideur dans les éléments laids représentés, mais que la scène nous fait éprouver un plaisir sensible ressenti comme nécessaire à partir du déséquilibre entre sérieux et comique et des difformités morales exhibées.
L’espace dans lequel s’effectue le jugement d’appréciation esthétique est justement l’espace entre la valeur descriptive et la valeur évaluative d’un terme. Par ce jeu entre la description et l’évaluation, nous décrivons du mieux possible ce que nous ressentons parce que nous prenons à cœur sa valeur, et nous prenons d’autant plus à cœur sa valeur, et affinons celle-ci, parce que nous la décrivons de la manière la plus précise possible.
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