Il n'existe pas de définition juridique de la nation ou du peuple, ni dans les Quatorze Points de Wilson, ni dans les chartes de la S.D.N. ou de l'O.N.U., pas plus que dans des textes tels que la Déclaration universelle des droits des peuples (Alger, 1976).
Les innombrables définitions qui existent - celles de Treitschke, Renan, Mancini, Otto Bauer, Staline, etc. - sont des définitions politiques : comme par hasard, elles justifient les intérêts nationaux ou idéologiques de leurs auteurs.
Donc on ne donnera pas ici de définition, sinon celle, réduite à un constat minimal, avancée par l'historien anglais Hugh Seton-Watson : « Une nation existe quand un nombre de gens significatif dans une communauté se considèrent comme fondant une nation 1. »
Ce « nombre de gens significatif » n'étant guère apparu avant le XVIIIe siècle, le constat de Seton-Watson ne porte que sur la nation moderne, c'est-à-dire la nation instance politique.
On laissera ici de côté le problème de l'ancienneté de la nation ou de ses « ingrédients ».
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Pour poser complètement la question qui nous occupe ici, ajoutons à la définition de Seton-Watson qu'affirmer la nation, c'est revendiquer pour elle un État national souverain, accepté par ses membres et reconnu par les autres États.
Ce qui suppose la liaison, l'« arrimage » de deux réalités hétérogènes : l'État, construction monarchique d'ancien régime, ayant une longue tradition, et le peuple conçu comme groupe national, réalité qui émerge seulement au XVIIIe siècle.
Sur cette réalité nouvelle, prenons un seul exemple, celui de la Grande-Bretagne.
Avec l'historien Rapin-Thoyras, auteur d'une Histoire d'Angleterre (1724), le peuple anglais est celui qui descend des Angles, Saxons, etc., bref des peuples germaniques venus dans l'île à la fin de l'Empire romain.
Ils apportèrent avec eux le witenagemot, assemblée des hommes libres, les guerriers prenant part sur un mode égalitaire à la conduite des affaires, élisant leur roi pour le temps de la guerre.
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Au XIe siècle, continue Rapin, ce peuple a été conquis par les Normands, qui ont formé une aristocratie oppressive et instaurant la monarchie absolue, étrangère de ce fait à la nation.
L'oeuvre de RapinThoyras a exercé une forte influence, notamment sur Montesquieu.
A noter qu'un auteur aussi politique que Thomas Paine exploite largement, dans Le sens commun ou Les droits de l'homme, le thème de la conquête normande et donc d'une structure politique doublant une structure ethnique du peuple anglais.
On pourrait montrer qu'en France, en Allemagne, en Italie, etc., le siècle des Lumières est rempli d'approches de ce type.
Elles ne touchent certes alors qu'une minorité mais se répandront au siècle suivant dans un large public.
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Ainsi la vision politico-ethnique de l'Angleterre sera-t-elle popularisée par Walter Scott, en particulier dans Ivanhoé, et l'on sait l'influence considérable de Scott sur Augustin Thierry et la part que prendra celui-ci à la construction nationale française dans la première moitié du XIXe siècle.
Le fait essentiel de la nation moderne est donc l'« arrimage » de l'État et de la nation, arrimage qui fait de l'État national souverain une réalité juridique nouvelle conforme au nouveau droit public, à la fois interne et international, proclamé par la Révolution française.
Ce qui modifie et l'État d'ancien régime en le liant au peuple qui le légitime, et la nation qui devient une instance politique majeure.
Le xrxe siècle va voir cet État national souverain s'installer partout, soit en succédant aux anciens royaumes soit en créant des entités nouvelles, ce qui se fait selon deux principes constamment évoqués entre 1789 et 1920 :
- Le droit des peuples (« à disposer d'eux-mêmes » est récent, on emploie surtout cette expression complète au moment de la première guerre mondiale).
- Le principe de ou des nationalité(s) (on trouve les deux, ce qui n'est pas pareil : le « de » fait de nationalité un quasi-concept, mais je pense que c'est là une erreur et que nationalité est tout ce qu'on voudra sauf un concept).
Voyons-les succinctement et surtout voyons leurs relations.
Ces deux principes signifiant des courants d'idées et d'action, je parlerai de « la ligne du droit des peuples » et de « la ligne du principe des nationalités ».
(J'utiliserai cette dernière expression lorsqu'il s'agira de désigner l'ensemble d'idées qu'elle connote alors même qu'elle n'est pas en usage mais que toutes les notions qu'elle rassemble sont présentes, comme sous la Révolution française.)
Le droit des peuples. C'est incontestablement une création française - même s'il y a des apports anglais, Locke par exemple, et américains, les déclarations des droits des treize colonies et la déclaration d'indépendance des États-Unis -, qui date de l'affirmation de la souveraineté nationale en juin 1789, source de ce droit après le droit naturel moderne, dont elle est un produit, comme le dit Sieyès.
1789 et la fédération de 1790 consacrent le nouveau rapport gouvernants-gouvernes et la part que prennent les gouvernés à la formation et au contrôle des gouvernants.
Robespierre dit clairement le 2 mai 1791, au cours du débat sur Avignon sur lequel nous allons revenir : quand il le veut, un peuple peut « changer la forme de son gouvernement, changer l'individu à qui il confie ses droits, tenir lui-même les rênes de ce gouvernement 2 ».
C'est cela, précisément, le droit des peuples.
Le principe a d'abord et surtout valeur dans l'ordre interne.
Il définit les termes de l'« association politique » (voir l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen).
Plus tard, à Laybach en 1821, suite à une tentative de révolution dans le royaume de Naples, puis à Vérone en 1822, avant la guerre d'Espagne que la France va conduire pour remettre les Bourbons sur le trône, la Sainte-Alliance attaque directement le droit des peuples en décidant que ceux-ci n'ont pas le droit de changer leur ordre interne même si leurs rois sont d'accord, par exemple pour leur octroyer une charte.
Le principe des nationalités. Il est apparu en même temps : on fait généralement de Herder le créateur du terme, dans les années 1780, et la notion se répand en France dès les années 1800 par le groupe de Coppet, puis partout au cours du siècle.
Une classique définition de la nation selon ce principe a été donnée par le juriste et homme politique libéral italien Pascuale Mancini en janvier 1851, lors de la séance d'ouverture de son cours de droit international public à la faculté de droit de Turin : « La nation est une société naturelle d'hommes que l'unité de territoire, de moeurs et de langage mène à la communauté de vie et de conscience sociale 3. »
Le principe des nationalités correspond donc à ce que nous mettons aujourd'hui sous les notions d'identité collective, de communauté, ou ce que l'anthropologue Louis Dumont appelle holisme 4, qui désigne le fait que dans une société les éléments qui la structurent l'emportent sur la conscience individuelle de ses membres.
Le principe des nationalités ayant été mis en avant par des groupes nationaux pour se distinguer d'autres groupes (« nous » ne sommes pas « eux », « ils » ne sont pas « nous »), son efficace s'applique surtout dans l'ordre international.
La littérature juridique sur le principe des nationalités se trouve d'ailleurs toujours dans les ouvrages de droit international public.
Voyons maintenant les rapports des deux principes.
A la suite des juristes, l'historien note qu'ils s'opposent dans la théorie, mais il constate aussi que, de fait, ils « fonctionnent » ensemble 5.
1 ) Ils s'opposent parce que :
- Le droit des peuples mène « facilement » à l'élaboration d'un ordre juridique : la souveraineté nationale s'exprime par le droit ou la fonction d'électeur ou d'élu, et puisqu'il n'y a pas une infinité de régimes politiques possibles, du débat politique et du vote sortira un régime combinant les droits des gouvernés et les moyens d'action des gouvernants.
- En revanche, la traduction juridique et politique du principe des nationalités est beaucoup plus difficile.
Comment déduire du juridique d'un « caractère national » (et qu'est-ce qu'un caractère national?), d'une langue, d'une coutume 6?
Quand le facteur religieux est très présent, c'est plus facile, mais est-ce encore du national ?
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