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Soit un jeu : jouer à dire ce que c’est que jouer. Voilà quel sera mon jeu tout au long de ces pages. Pourquoi pas ce jeu-là ?

J'entends le murmure des inquiets, des scrupuleux : pour parler de jeu, ne faut-il pas déjà savoir ce que c’est ? Qu’est-il besoin d’aller plus loin ?

Ainsi j’emploierai le verbe jouer, le substantif jeu, à chacune de mes pages, à peu près dix fois par page, ce qui fera au total environ trois mille occurrences - et cela sans savoir, avant l’ultime phrase, quelle véritable définition il convient d’en donner. Que faire d’autre ? Là commence le jeu : dès les premiers mots. Il faut tenter l’aventure. Personne ne semble y songer. À moi de m’y hasarder.

Le jeu est comme le temps, dont saint Augustin disait : « Si personne ne me demande ce que c’est, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». Un tel rapprochement n’a rien qui doive surprendre. Le jeu a partie liée avec le temps, le temps avec le jeu.

De la même manière on peut dire : « Jouer, si personne ne me demande ce que c’est, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». Jeu et temps appartiennent l’un comme l’autre au domaine des réalités essentielles, presque insaisissables, qui forment le tissu vivant de notre existence, l’êtreté de notre être. Nous les sentons, nous les éprouvons, nous les « existons » sans y réfléchir, sans les concevoir.

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Pour peu que nous tentions de les saisir par la pensée, les notions confuses que nous formons à leur propos ne font que brouiller la claire conscience que nous en avions jusque-là. Il faut pourtant partir de ce donné premier, de cette réalité dont tous les développements sincères ont un caractère d’ambiguïté.

Il me semble ainsi que, pour que l’on puisse parler de jeu, jouer à dire ce que c’est que jouer, il faut que quelque chose comme le jeu existe déjà. Comme l’amour. Comme le temps.

Jouer semble aller de soi, comme boire ou manger. Quand on y réfléchit, les choses sont pourtant moins simples. Il est vrai que l’on peut se contenter d’une réflexion en surface. C’est ce que font la plupart des gens. Mieux vaut, à leur avis, passer son temps à jouer que de le perdre à se demander ce que jouer veut dire.

Je laisserai donc jouer ceux qui jouent à croire que le jeu va de soi, ceux qui croient que les enfants jouent, que le lionceau joue avec sa mère, que le violoniste joue du violon et que le bois joue quand il travaille. Pourquoi déranger le calme édifice des pensées familières, des vérités toutes faites ?

L’attitude que j’adopte participe, je l’avoue, de ce qu’on nomme couramment le jeu. Comment parler de jeu sans jouer ? Peut-on rester grave et compassé devant un sujet dont le moins qu’on puisse dire est qu’il prête à jouer, non seulement avec les mots que l’on emploie mais aussi et plus profondément avec le sens même d’une réalité fuyante, rebelle, ne se dévoilant et ne se laissant entrevoir que pour se dérober aussitôt ?

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Qui parlerait de jeu sans jouer plus ou moins ne jouerait pas le jeu. Mais le théoricien qui parlerait de jeu en jouant ne dirait rien que l’on puisse prendre au pied de la lettre, poser comme vrai. Il va falloir se tenir dans l’entre-deux d’une réflexion souriante, engagée mais jamais tout à fait dupe, éviter tout dogmatisme et pourtant mettre en œuvre un esprit d’analyse, avec la volonté d’y voir clair.

Je suis joueur, mais je joue peu. Le moins possible. On dira que je ne suis pas joueur. Comment l’être ? Celui qui joue se met dans une position intenable. Certes, il est indispensable de savoir, par le dedans, ce dont on s’apprête à parler. Mais à trop jouer on perd l’envie et probablement les moyens de le dire. La réflexion paralyse l’action. L’action tue la réflexion.

Il est suffisamment acrobatique de prendre et de garder le contact avec la chose dont on parle, de la mettre en lumière, de l’éprouver, de la saisir au vol comme un poisson vif et luisant qui saute et s’échappe : s’il fallait faire corps avec elle, s’identifier à elle, se fondre ne fût-ce qu’un instant dans son inaccessible et cependant toute proche matérialité, le diseur de jeu se perdrait dans son jeu, s’absenterait, ne serait plus là pour concevoir et formuler le contenu de son frêle discours.

Qui joue se laisse prendre. Qui veut parler de jeu doit conserver à tout moment le pouvoir de s’en déprendre. Point n’est besoin d’être fou pour devenir psychiatre. L’amour, comme le temps, exigent que l’on garde ses distances par rapport à ce que l’on éprouve afin d’en pouvoir parler.

La pratique du jeu, qui se résume en général dans celle de quelques jeux, ne suffit pas toujours à rendre le joueur capable d’en construire la théorie. D’une certaine manière, le théoricien qui joue le moins est le mieux placé pour dire ce que c’est que jouer. Qu’il joue en le disant, c’est son affaire : aussi avouerai-je que je prends quelque plaisir à insister sur ce que l’obligation a de paradoxal.

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On me pardonnera, je l’espère, cette façon de répondre que Montaigne dirait « enquêteuse, non résolutive ». Le jeu est chose dont chacun parle, que tous considèrent comme évidente et que personne ne parvient à définir. Je pars de cette constatation afin de chercher pourquoi se présente une si étrange difficulté.

Comment se fait-il que cette chose simple, non seulement ne fasse pas l’objet d’une connaissance claire de la part de ceux qui l’expérimentent, mais de surcroît soit appréhendée par l’ensemble des théoriciens comme une réalité dont l’évidence ne saurait faire de doute ?

Réfléchir sur le jeu, essayer de dire ce que c’est, cela suppose que l’on donne forme à la question qui n’est presque nulle part posée : comment cette chose que l’on nomme jeu accède-t-elle à la conscience de celui qui en parle ?

Le Jeu : Un Objet de Parole Avant Tout

Le jeu est une chose dont on parle. Il faudrait préciser : le jeu est d’abord une chose dont on parle. En posant cette affirmation d’entrée de jeu, dès la première ligne, je ne dissimule pas mon intention de prendre à rebrousse-poil les évidences sur lesquelles reposent (et se reposent) la plupart des discours que l’on tient sur le jeu.

On se refuse en général à voir qu’une telle façon de procéder constitue avant tout le jeu comme objet de parole, chose dite. Loin de l’appréhender sous l’aspect d’une réalité concrète, immédiatement vécue, d’un fait d’expérience, sans doute faut-il que le point de départ et l’objet d’une réflexion sur le jeu soit le mot dont on se sert pour le dire.

Le fait premier, qui seul peut faire l’objet d’un repérage et d’une analyse, n’est pas la chose telle qu’elle est vécue, mais telle qu’elle se trouve conçue et exprimée sur le plan du langage. Quand on dit que le petit enfant qu’on voit courir, sauter, se rouler par terre est en train de « jouer », le fait n’est pas qu’il joue, mais que l’on dise qu’il joue.

Quand je vois ma chatte qui court et saute et se roule par terre à côté de moi, comme si elle voulait par cette gesticulation manifester le bonheur qu’elle éprouve de me savoir près d’elle, et quand je dis qu’elle est en train de « jouer », le fait n’est pas qu’elle joue, mais que je dise qu’elle joue. Le jeu est d’abord un fait de langage. Le seul moyen d’aborder la question du jeu de façon objective est de le prendre tel qu’il se donne : sur le plan du langage et par conséquent de la pensée.

Le jeu, c’est d’abord la pensée du jeu. Aucun psychologue, aucun philosophe ne semble l’avoir envisagé sous cet angle. Heidegger, à cet égard, n’en dit pas plus long que Freud ou Piaget. Faute de s’être, préalablement à toute analyse, posé la question de la réalité du jeu et de la façon dont il se présente à la conscience de celui qui en parle, les théories du jeu n’ont jamais dépassé le niveau du sens commun.

Elles décrivent des jeux, disent à quoi sert le jeu ou ce qu’il signifie, sans aller jusqu’à se demander s’il correspond à quelque chose d’effectif, s’il y a réellement jeu de la part des êtres dont on dit qu’ils jouent - et en quoi consiste ce jeu, en admettant qu’il soit possible. Quand on en vient à se demander ce que c’est que jouer, il importe de comprendre que la question porte essentiellement sur ce que veut dire le mot. Si le propre du mot est de vouloir dire, que veut dire celui-là ?

Pour qui s’attache, en toute (fausse) naïveté à l’élucidation des choses telles qu’elles sont, le donné initial n’est pas la réalité prise dans son hypothétique nudité, mais l’objet de pensée, la chose dite. Je ne partirai de l’idée qu’il y a des hommes qui jouent, des enfants qui jouent, peut-être aussi des animaux qui jouent, qu’à la condition d’insister sur le fait qu’il s’agit là, avant tout, d’une idée.

Idée qui a cours, se développe et se transforme dans la société où je vis, idée que partagent ceux qui composent cette société et qui leur paraît si évidente qu’ils ne voient même plus qu’elle s’interpose entre eux qui pensent et la réalité sur laquelle porte leur pensée.

Absence de Définition Initiale et Approche Allusive

Que l’on n’attende pas de moi, pour commencer, une définition. Si je pouvais, dès à présent, en trois lignes, comme le font les dictionnaires, dire ce que c’est, je n’aurais nulle raison de poursuivre ce travail et je tomberais d’accord avec tout le monde pour voir dans le jeu un amusement, un divertissement, une activité agréable, etc.

Ce n’est pas en lisant l’article « Jeu » d’un dictionnaire que l’on apprendra, si on ne le sait déjà, ce que c’est que jouer. Dans des textes de ce genre, le Jeu semble toujours dire au lecteur qui tente de s’instruire : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ».

Je vais donc devoir me résigner à parler de quelque chose que je forme le projet de définir, sans dire d’abord de quoi il s’agit, ou plutôt en faisant comme si je le savais et comme si le lecteur le savait aussi : nous allons procéder par allusion (le terme convient à merveille). Après tout, n’est-ce pas ainsi que l’on procède dans la vie de tous les jours ? Chacun sait ce que veut dire vivre, mourir, aimer, travailler.

Quand un penseur s’engage dans la voie d’une réflexion sur le bien et le mal, le droit, la liberté, il n’éprouve pas le besoin de dire pour commencer ce qu’il faut entendre par là. Il fait comme si tout le monde le savait. Le procédé n’est peut-être pas rigoureux sur le plan scientifique mais il a le mérite de s’accorder avec la manière dont les choses elles-mêmes se présentent, à savoir comme des mots, dans une langue, à une certaine époque, au sein d’un groupe social déterminé.

Le texte de l’histoire et de la vie en société compose un réseau de communication commode dont on ne sait jamais, pour finir, s’il n’est autre qu’une toile légère où se prennent des idées. Cette question du rapport au « réel », de la « réalité » effective de la chose dont on parle va nous accompagner tout au long de cette étude. Je ne cesserai de me demander si le jeu dont on parle existe réellement, c’est-à-dire comme chose autre que simplement verbale ou mentale : s’il y a réellement jeu dans l’homme et dans le monde tels que nous les percevons.

Si je parviens à dire ce que c’est que jouer, ce sera seulement à la fin du périple, après avoir suivi les méandres de l’opinion commune, de la littérature et après avoir enregistré, pour les critiquer, quelques-uns des clichés qui m’auront paru les plus significatifs. Pour commencer, parlant de ce dont le monde parle, je ferai comme tout le monde. Je partirai de la constatation la plus banale : il y a quelque chose que tout le monde s’accorde à désigner par un mot (dont les différentes langues fournissent des équivalents, puisqu’on croit pouvoir le traduire d’une langue à l’autre) ; nous vivons dans un monde - ce monde où vit « tout le monde » - où il est à chaque instant question de jeu - sans d’ailleurs que le jeu lui-même soit mis en question.

On le prend pour quelque chose qui va de soi et dont l’évidence ne soulève aucun problème. L’une de mes préoccupations sera de savoir pourquoi, dans ce monde où il est de plus en plus fréquemment question de jeu, le jeu lui-même continue de ne faire l’objet d’aucun véritable questionnement.

L'Idée de Jeu : Héritage Culturel et Social

L’idée sur laquelle je vais prendre appui pour parler de jeu sera nécessairement en relation, d’une manière ou d’une autre, avec celle que l’on a dans le monde où je vis. Cette idée qui m’anime et prend corps en moi quand j’entends, quand je dis, quand j’écris le mot jeu, je ne l’invente pas. Elle me vient d’ailleurs : de mon entourage, de mes lectures, de mon enfance.

Aussi loin que je puisse remonter dans mon passé, j’entends ce mot auquel s’attache une signification apparemment toute claire. On me disait : « va jouer » et j’allais jouer, saisissant au vol, sans la moindre hésitation, le sens que l’on donnait à ce verbe. On me disait : « cesse de jouer ; l’heure est venue de faire tes devoirs » et je rangeais mes jouets, je sortais de mon cartable livres et cahiers.

C’est ainsi que j’ai appris, comme si je l’avais toujours su, qu’il y a des choses qui sont de l’ordre du jouer et d’autres qui appartiennent à un domaine tout à fait différent, marqué du sceau du sérieux. Dichotomie première, fondamentale, dont se font écho les vocabulaires : « Jeu chez l’enfant. Activité agréable s’opposant au travail » (Piéron 1963, p. 210).

Quand je parle de jeu, ce n’est donc pas moi seul qui parle, mais tous ceux qui parlent comme moi, qui pensent comme moi. J’arrive avec un passé, des souvenirs, une langue, une éducation, une culture dont je ne saurais me défaire. Je suis toujours plus que je ne serais si je n’étais que moi. Je ne fais, malgré moi, que dire ce que d’autres disent, que penser ce que d’autres pensent.

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