Des archers d’Okmeydanı aux tireurs olympiques, la Turquie perpétue un art du tir où la rigueur domine le spectacle. Des champs de tir d’Okmeydanı aux stands d’aujourd’hui, la Turquie a fait de cette discipline un art de maîtrise avant d’en faire un sport de podiums. Cet essor ne doit rien au hasard : il s’inscrit dans la continuité d’une tradition ottomane où la précision, l’endurance et le contrôle de soi étaient déjà des vertus cardinales.
Le tir n’est pas né avec le sport en Turquie. À Okmeydanı, au nord d’Istanbul, les archers s’entraînaient, concouraient et gravaient leurs exploits dans la pierre. Le tir à l’arc était enseigné dans des tekke d’archers, des confréries où l’apprentissage mêlait technique et morale. L’élève devait d’abord apprendre l’immobilité, la respiration, la retenue du geste, avant même de toucher un arc. Certaines miniatures ottomanes montrent le tir à cheval : cavalier lancé au galop, corps pivoté vers l’arrière, flèche décochée en plein mouvement.
Cette culture du tir, transmise par les maîtres archers (tozkoparan), a peu à peu décliné au XIXᵉ siècle avec l’arrivée des armes à feu modernes. Mais ses principes, maîtrise, calme, discipline, n’ont jamais disparu. Avec la fin de l’Empire ottoman et l’avènement de la République en 1923, le tir à l’arc et les pratiques traditionnelles déclinent progressivement.
Okmeydanı tombe à l’abandon, les tekke d’archers sont fermées et l’usage militaire de l’arc disparaît face aux armes à feu modernes. Dans les années 1920 et 1930, le tir renaît sous une autre forme. D’abord au sein de l’armée, qui utilise le tir à la carabine comme discipline de formation des officiers. En parallèle, le tir à l’arc est réintroduit comme sport.
La Fédération turque d’archerie est fondée en 1961 ; des clubs voient le jour à Konya, Ankara et Bursa. Ce tournant marque la transformation du tir : d’un art héritier de l’Empire à une discipline sportive codifiée, encadrée par des règles, des compétitions et des infrastructures.
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La Turquie a longtemps été discrète dans le tir sportif. Depuis les années 2000, elle accumule pourtant les médailles et fait émerger des visages forts. En Turquie, la discipline progresse grâce à des structures établies, mais reste loin des projecteurs. La majorité des tireurs, comme Yusuf Dikeç, viennent des forces armées ou de la gendarmerie, où le tir fait partie de la formation. Des centres d’entraînement existent à Konya, Ankara et Istanbul, dont celui de Konya, rénové en 2022, considéré comme le plus complet.
Malgré ces progrès, le tir reste peu médiatisé et coûteux. Peu diffusé à la télévision, le tir attire peu de sponsors, souvent tournés vers le football, et son matériel coûteux rend la pratique difficile hors des structures militaires.
Du geste d’Okmeydanı aux cibles électroniques des stands olympiques, le tir turc n’a jamais cessé d’évoluer. Yusuf Dikeç, le tireur turc de 51 ans, est devenu une figure emblématique des Jeux olympiques de Paris 2024. Sa médaille d'argent au pistolet à air comprimé à 10 mètres par équipe mixte, en duo avec sa coéquipière Sevval Ilayda Tarhan, a marqué les esprits. Cependant, ce n'est pas seulement sa performance qui a attiré l'attention, mais surtout son attitude décontractée et son style atypique.
Vous avez forcément vu passer cette photo sur les réseaux sociaux : habillé d'un simple haut blanc sans aucune protection, cheveux poivre et sel, regard sans pitié derrière des lunettes de comptable, ce tireur turc ressemble au tueur à gages d'une série américaine. Lors des épreuves olympiques de tir, les athlètes utilisent des équipements tels qu’une protection auditive pour la concentration, un cache œil pour éviter les distractions, une lentille pour une meilleure précision… Ici, Yusuf n’a rien d’autre que son arme. Presque nonchalant, la main dans la poche, sans lunettes de protection ni de casque, Yusuf Dikeç avait détonné à l’épreuve de tir où tous ses concurrents sont largement équipés.
Cette absence d'équipement et son allure décontractée ont suscité de nombreuses réactions sur le web. Certains l'ont comparé à un tueur à gages, tandis que d'autres ont salué son originalité et son authenticité.
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Ancien officier de la gendarmerie à la retraite depuis un an, Yusuf Dikeç préfère tirer sans matériel de protection. « Comme je tire les deux yeux ouverts, je ne me sens pas à l’aise avec les lunettes de protection, les casques ou tout autre accessoire. C’est pour cela que je ne les utilise pas », explique-t-il. Les autres tireurs voient les choses d’un seul œil alors que je les vois des deux yeux. Il n’y a pas d’obstacles de la part du ministère ou de notre fédération concernant l’équipement.
Walter Lapeyre, entraîneur de la pistolière Camille Jedrzejewski, témoigne : « Yusuf, c'est un mec adorable, une crème. La façon dont on le décrit aujourd'hui sur les réseaux est à l'opposé de ce qu'il est. Complètement. C'est le plus doux des hommes. À chaque fois qu'on le croise en compétition, il nous offre des loukoums, j'en ai plein les placards chez moi. Même dans son tir, on a l'impression qu'il est en lévitation. C'est la force tranquille. »
Pour Yusuf Dikeç, plus que la confiance en soi, sa pose symbolise l’esprit olympique. « Le fair-play, le refus du dopage et la mise à l’épreuve du talent et de l’anatomie humaine à l’état naturel font partie de l’esprit olympique. Il y a quelque chose de beau, de naturel dans ce mouvement. « Certains ont pensé que ma main dans la poche était un signe d’arrogance. Ceux-là ne connaissent rien sur moi, ni au tir sportif », raconte-t-il en riant. « Je le fais uniquement pour tenir mon corps plus stable, pour être en équilibre. »
Au micro de l'AFP, Dikeç insiste sur l'intensité de sa préparation : « Pour obtenir une médaille olympique, il faut travailler très, très dur. Depuis près d'un an, je m'entraîne au tir ici quatre heures par jour, six jours par semaine. » Il décrit sa célèbre position de tir, affirmant qu'elle lui permet de rester « un peu plus stable, un peu plus équilibré et plus à l'aise. »
Rapidement, la vidéo de sa prestation devient virale. De nombreux sportifs des JO l’ont imité après avoir remporté une médaille, comme la star de la perche, le Suédois Armand Duplantis. Elon Musk, a partagé une vidéo de lui, vue 170 millions de fois. Yusuf Dikeç a pu s'entretenir directement avec le businessman américain et lui expliquer pourquoi cette pose symbolise, selon lui, surtout le travail, la passion et l'esprit olympique.
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Ce n’est pas un inconnu dans le milieu : le tireur détient plusieurs titres aux championnats du monde et d’Europe dans diverses épreuves de pistolet. Ancien sous-officier de la gendarmerie turque, l’athlète de 51 ans s’est lancé dans le tir professionnel courant 2008. Il participe dans la foulée aux Jeux de Pékin. Diplômé de l’École militaire de gendarmerie d’Ankara, il a gravi les échelons dans l’armée de son pays en devenant caporal dans la ville de Mardin, avant d’exercer en tant que sergent à Istanbul. Sa carrière sportive débutait alors dans les années 2000 au sein du club sportif de la gendarmerie turque de Jandarma Gücü à Ankara, où il était sous-officier.
Malgré son style minimal, basique, ordinaire, normal, un détail a interpellé : la montre qu’il portait au poignet. Il s'agit d'une montre de plongée Nacar couleur vert militaire, très probablement la Nacar 07-290699-BNS6, une montre à quartz de 46 mm et étanche à 200 mètres. Le dernier prix connu était de 1 386 ₺ (lires turques), ce qui équivaut à environ 37 euros. La marque Nacar a été créée spécifiquement pour le marché de Turquie et semble être une pièce souvent cédée en héritage dans les familles turques. La marque a été fondée par les frères arméniens turcs Nacaroglu, Ohannes et Kevork.
Les réseaux sociaux s’amusent aussi de son air désinvolte et du fait qu’il pourrait ressembler à un « père de famille » ou un oncle qui n’a pas de temps à perdre. Les images de Yusuf Dikeç et sa partenaire Şevval İlayda Tarhan remportant l’argent ont fait sensation. La simplicité de Yusuf Dikeç a inspiré de nombreux sportifs, à commencer par Armand Duplantis qui lui a rendu hommage après avoir battu le record olympique du saut à la perche.
Depuis, le passage de Yusuf Dikeç est devenu viral sur les réseaux sociaux, jusqu'à être repris et détourné dans des dessins animés. Peu importe pour le tireur : il s'amuse de cette petite notoriété auprès de l'AFP, mais continue à être "le même homme".
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