Le 21 février 2024, le résistant arménien Missak Manouchian est entré au Panthéon, accompagné de son épouse Mélinée et de ses camarades de Résistance. Cette décision rappelle le rôle des résistants d'origine étrangère et celui des communistes durant la Seconde Guerre mondiale.
Le mouvement auquel appartenait Missak Manouchian est devenu tristement célèbre en février 1944, suite à l'exécution de ses membres. À cette date, les Allemands ont placardé plus de 15 000 affiches de grand format sur les murs de Paris et de plusieurs villes de France. Cette affiche, de couleur rouge, est rapidement devenue un symbole de la Résistance.
L'Affiche rouge, placardée à Paris et à Lyon, était censée justifier les exécutions, mais elle n'a pas eu l'effet escompté. Elle est devenue un emblème de la Résistance, et les membres du "groupe Manouchian" ont été vus comme des martyrs. L'affiche mettait en avant dix visages de résistants, les qualifiant de "libérateurs" et les accusant de divers crimes.
Lisons l'affiche de haut en bas. En lettres capitales blanches, elle pose une question : « Des libérateurs ? » Elle y répond par dix photographies de visages d'hommes inscrites dans des médaillons circulaires cerclés de noir. Sous ces portraits ou sur leur côté, sont indiqués dix noms de famille en lettres blanches sur fond noir, et parfois les méfaits que les nazis leur attribuent : attentats ou déraillements. Ces médaillons forment un V. Sur la première ligne, cinq noms : Grzywacz, Elek, Wasjbrot (en fait Wajsbrot), Witchitz, Fingerweig (Fingercwajg). Tous sont qualifiés de « Juifs », « hongrois » pour l'un, « polonais » pour les quatre autres. A la deuxième ligne, Boczov et Fontanot : un « Juif hongrois, chef dérailleur » et un « communiste italien ». Sur la troisième ligne, Alfonso, « Espagnol rouge », et Rayman (de son vrai nom Rajman), « Juif polonais ». Enfin, le « chef de bande » arménien Manouchian.
La pointe du triangle se dirige vers six photos qui illustrent les méfaits de cette « armée du crime » : un cliché d'un torse criblé de balles et un homme vêtu d'une gabardine gisant à côté d'un chapeau ; trois photos de déraillements ; enfin, le cliché d'un véritable arsenal. Au bas de l'affiche, en lettres rouges capitales sur fond rouge foncé, la réponse à la question qui était posée en haut : « La libération ! Du sang.
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Il ne fait aucun doute que c'est bien l'antisémitisme, au coeur de l'idéologie nazie, qui a guidé les concepteurs de l'affiche. L'étranger, c'est le Juif : « Et le crime est juif, et le crime est étranger. Et le crime est au service du judaïsme, de la haine juive, du sadisme juif comme la guerre est au service du judaïsme, du capitalisme, du Juif bolchevique », explique la brochure. Et Celestino Alfonso d'y devenir « le Juif espagnol Alfonso ». « Tous sont étrangers », y est-il encore écrit. Aucun n'est d'origine française. Leur tête est hirsute. Le présumé « sadisme juif » s'y étale dans l'oeil torve, les oreilles en chou-fleur, les lèvres épaisses et pendantes, la chevelure crépue, l'attitude malsaine.
L'idéologie qui a présidé à ce choix est encore clairement résumée dans le petit texte du tract qui accompagne l'affiche : « Voici la preuve. Si des Français pillent, volent, sabotent et tuent, ce sont toujours des étrangers qui les commandent. Ce sont toujours les chômeurs et les criminels qui les exécutent. Ce sont toujours les Juifs qui les inspirent. C'est l'armée du crime contre la France. » Ils sont ainsi 7 « inspirateurs juifs » sur les 10 à l'honneur sur l'affiche, alors qu'ils n'étaient « que » 12 sur les 23 condamnés à mort.
Tous sont des francs-tireurs et partisans de la Main-d'Œuvre Immigrée (FTP-MOI). La création de la Main-d'oeuvre étrangère (MOE) en 1926, devenue MOI au début des années 1930, est une réponse du jeune Parti communiste français (PCF), section française de l'Internationale communiste, à l'arrivée massive sur le territoire de travailleurs immigrés, principalement italiens et polonais. L'objectif est d'organiser des groupes classés par langue (italien, polonais, hongrois, espagnol, roumain, arménien, etc.).
Si les Juifs sont nombreux dans la sous-section hongroise ou roumaine, ceux dont la langue maternelle est le yiddish ont leur propre sous-section. Son rayonnement, grâce à sa presse et ses multiples organisations sociales et culturelles, déborde largement ses quelque 200 membres. Ceux-ci ressentent, comme toutes les organisations communistes, le coup de tonnerre du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 puis un véritable soulagement quand, le 22 juin 1941, le rompant, la Wehrmacht envahit l'Union soviétique.
Le 21 août 1941 Pierre Georges, alias « colonel Fabien », abat un officier de la Kriegsmarine au métro Barbès. Par ce geste, il donne le signal de la lutte armée décidée par l'Internationale communiste, menée dans un premier temps par les Bataillons de la jeunesse dirigés par Albert Ouzoulias, et l'Organisation spéciale. Début 1942, tous ont été fondus dans les FTP. Les FTP-MOI sont créés en avril de la même année. Dans la région parisienne, les FTP français (FTPF) sont militairement dirigés par Joseph Epstein, dit « colonel Gilles ». Les FTP-MOI sont placés sous sa direction. Jusqu'en février 1943, c'est Boris Holban qui en assure la direction militaire. Il est remplacé en août par Missak Manouchian.
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Parmi ceux de l'Affiche rouge, Joseph Boczov, né en 1905, de son vrai nom Ferenz Wolf, chimiste de profession, Hongrois et Juif, est d'abord affecté au 1er détachement, le roumain. Il rejoint ensuite celui des dérailleurs. C'est le même itinéraire que suit Szlama Grzywacz, né en 1910, affecté d'abord au 2e détachement. Olga Bancic, née en 1912, Roumaine et Juive, et Missak Manouchian, arménien, appartiennent à la même génération, et ont derrière eux, au moment de la déclaration de guerre, un passé de militant communiste.
Manouchian a survécu enfant au génocide perpétré par les Jeunes-Turcs, grandi dans un orphelinat du Liban sous mandat français, gagné Marseille puis Paris. Poète, traducteur, il adhère au Parti communiste en 1934, puis devient permanent d'une des associations liées à la sous-section arménienne de la MOI. C'est tardivement, en février 1943, qu'il est versé dans les FTP-MOI dont le responsable militaire est alors Boris Holban. Quand ce dernier est démis de ses fonctions parce qu'il critique la tactique trop coûteuse en vies humaines, Missak Manouchian le remplace. Nous sommes en août 1943. Manouchian est donc pendant trois mois le chef militaire des FTP-MOI de la région parisienne.
« Le groupe Manouchian n'a jamais existé sous ce nom », précisent Stéphane Courtois, Adam Rayski et Denis Peschanski. Mis à part les révolutionnaires déjà mentionnés, âgés d'une trentaine d'années (Manouchian a 37 ans lorsqu'il est exécuté), la majorité des fusillés est composée de très jeunes gens, entrés aux FTP-MOI à des dates différentes, mus par des impulsions tout à la fois semblables - la lutte contre l'occupant nazi et ses collaborateurs - et distinctes.
Parmi eux, des Italiens, ayant rejoint les FTP tardivement : Spartaco Fontanot, Cesare Luccarini, Antoine Salvadori. Les jeunes Juifs appartiennent à la « génération de la rafle ». Ayant entre 18 et 20 ans, ils sont désespérés, choqués au plus profond d'eux-mêmes par ce qu'ils ont vu et subi. Ils veulent se battre, lutter. Par leur milieu d'origine, par leurs copains d'école, par une branche de leur famille, c'est avec l'organisation communiste qu'ils trouvent le contact.
Le père de Marcel Rajman a été arrêté en août 1941 dans le XIe arrondissement dans le cadre de la rafle dite parfois « de Drancy », à laquelle a participé la police française, et à partir de laquelle le camp installé dans la cité de la Muette est devenu un camp pour Juifs. Il est déporté en juin 1942. Le père et les frères de Fingercwajg, déjà orphelin de mère, ont été arrêtés lors de la rafle du Vél' d'Hiv des 16 et 17 juillet 1942. Il n'a personne à qui adresser sa dernière lettre, sinon une amie de sa mère. Les parents de Wolf Wajsbrot, ceux de Léon Goldberg, ainsi que ses deux frères ont subi le même sort. Thomas Elek, lui, alors élève au lycée Louis-le-Grand, est révolté par l'antisémitisme.
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Un dernier groupe est formé de très jeunes Français qui ont rejoint la Résistance après s'être dérobés au Service du travail obligatoire (STO). C'est le cas des deux Français « de souche », Roger Rouxel et Georges Le Cloarec. Robert Witchitz, qui figure sur l'Affiche comme Juif polonais, est né dans le Nord, d'une mère française non juive et n'est donc ni Polonais ni Juif si on s'en tient à la définition de la loi juive qui exige que la mère le soit, ou même aux définitions nazies ou vichystes pour lesquelles il faut, pour être Juif, « trois grands-parents de race juive ou deux grands-parents de la même race si son conjoint lui-même est Juif ».
Le jeune et talentueux footballeur Rino Della Negra est lui aussi Français, même si ses parents sont italiens. Comment expliquer le recrutement de ces très jeunes gens sans expérience et leur affectation dans des unités étrangères, sinon par des effectifs très diminués par les arrestations ou la mort lors des actions?
Avant que toutes les archives en lien avec la Seconde Guerre mondiale, y compris judiciaires, soient ouvertes, la seule source pour les historiens était constituée par les rapports des acteurs eux-mêmes, la description de leurs actions et de leurs résultats, notamment le nombre de morts parmi les militaires allemands. Ce qui est certain, c'est que les actions inscrites sur l'Affiche rouge ne correspondent qu'au choix de la propagande nazie.
Leur fait d'armes le plus important, et non controversé, est l'exécution du général SS Julius Ritter, en charge du STO en France. Le responsable militaire Boris Holban organise l'attentat. Manouchian, qui lui succède, en aura la responsabilité pratique. Le 28 septembre, à la sortie de son domicile du 18 de la rue Pétrarque, il est abattu par un commando formé de Marcel Rajman, Léo Kneller, Spartaco Fontanot et Celestino Alfonso.
La dernière action des FTP-MOI parisiens, perpétrée par ces très jeunes gens entre 19 et 24 ans (Cesare Luccarini, Antoine Salvadori, Robert Witchitz, Rino Della Negra), tourna au fiasco. Il s'agissait d'attaquer, rue La Fayette, un convoyeur de fonds allemand pour lui voler sa sacoche supposée pleine de billets le 12 novembre 1943. Rino Della Negra fut grièvement blessé, les autres arrêtés.
La troisième traque voit l'arrestation de 67 résistants, parmi lesquels ceux qui seront condamnés à mort en février 1944. Missak Manouchian est arrêté le 16 novembre à la gare d'Évry-Petit-Bourg, en même temps que Joseph Epstein (le « colonel Gilles ») avec qui il avait rendez-vous. Ces prises sont le fruit du travail méticuleux de la brigade spéciale des renseignements généraux de la préfecture de police française dévolue à la surveillance des « terroristes ».
L'Affiche Rouge a eu un impact profond sur la mémoire collective, notamment grâce à la chanson de Léo Ferré, inspirée par le poème de Louis Aragon. Cette chanson a contribué à populariser l'histoire du groupe Manouchian et à en faire un symbole de la résistance étrangère en France.
«Ils étaient 20 et 3 quand les fusils fleurirent », chantait Léo Ferré en 1961, reprenant un poème de Louis Aragon. Le morceau participera aussi bien à rendre célèbre l’interprète et compositeur que l’affiche dont s’est inspiré le poète en 1955. Ce tract de propagande de l’Allemagne nazie popularisée sous le nom « d’affiche rouge » a élevé au rang de héros ceux qu’on appelle « le groupe Manouchian ».
C’est justement Missak Manouchian, et son épouse Mélinée, qui sont entrés au Panthéon le 21 février 2024. L’occasion de revenir aux origines de ce morceau de papier qui avait été placardisé dans les rues parisiennes sous l’Occupation et qui trône désormais dans tous les manuels scolaires dans les pages consacrées à la Seconde Guerre mondiale.
Tous les ingrédients de la propagande de l’Allemagne nazie en France y sont : le rouge et le noir, avec le rouge en couleur dominante qui renvoie à la fois au communisme et au sang versé. L’image est par ailleurs un appel clair « à l’antisémitisme, la xénophobie et l’anticommunisme le tout en associant résistance et criminalité ». Cela se voit au casting des dix condamnés sur les 23 arrêtés en novembre 1943 mis en avant : « sept juifs, car c’est d’abord une affiche antisémite, un Espagnol, un Italien et le "chef de bande", Missak Manouchian, qui était arménien. Ils n’allaient pas mettre les deux Français et une femme », développe Annette Wieviorka, historienne et autrice de Anatomie de l’Affiche rouge. Tous étaient communistes.
C’est aussi une manière de dissuader d’autres révoltés de prendre les armes, à l’heure où l’armée allemande est en difficulté. Pourtant, le message que l’Allemagne de Hitler a voulu faire passer à travers cette affiche placardisée dans tout Paris et doublée d’un tract est l’inverse de celui qui est reçu par la population. « La population a rendu des sortes d’hommage, de commémoration, l’affiche a davantage attiré la sympathie des passants », raconte Marie Puren.
Mais si ces résistants, majoritairement étrangers et juifs, jonchent les livres d’histoire, c’est surtout grâce à la légende qui a été créée autour d’eux. « C’est la chanson qui rend l’affiche populaire », Annette Wieviorka. D’ailleurs, elle prend ce nom d’affiche rouge car c’est le titre que lui a donné Léo Ferret. Au départ, le poème de Louis Aragon, d’abord paru dans L’Humanité, est intitulé Groupe Manouchian, puis Strophe pour se souvenir dans son recueil Le Roman inachevé paru en 1956.
Le groupe Manouchian est aussi devenu l’un des symboles de l’intégration des étrangers en France, morts pour la France alors que pas Français. Ce que raconte cette affiche, derrière son histoire, c’est « qu’un immigré ne va pas mettre en cause notre société mais l’enrichir et même magnifier nos idéaux jusqu’à mourir pour eux », ajoute l’enseignante-chercheuse.
L'Affiche rouge représente dix résistants sur les 23 qui ont été exécutés, 22 fusillés au Mont Valérien le 21 février 1944, et Olga Bancic guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart. Le tableau ci-dessous récapitule les identités et les rôles de ces héros de la résistance :
Nom | Origine | Rôle |
---|---|---|
Missak Manouchian | Arménien | Chef du groupe |
Olga Bancic | Roumaine | Membre du groupe |
Celestino Alfonso | Espagnol | Membre du groupe |
Marcel Rajman | Polonais | Membre du groupe |
Thomas Elek | Hongrois | Membre du groupe |
Maurice Fingercweig | Polonais | Membre du groupe |
Spartaco Fontanot | Italien | Membre du groupe |
Jonas Geduldig | Polonais | Membre du groupe |
Emeric Glasz | Hongrois | Membre du groupe |
Léon Goldberg | Polonais | Membre du groupe |
Szlama Grzywacz | Polonais | Membre du groupe |
Stanislas Kubacki | Polonais | Membre du groupe |
Joseph Boczov | Hongrois | Membre du groupe |
Wolf Wajsbrot | Polonais | Membre du groupe |
La lettre que Missak Manouchian a écrite à Mélinée, sa compagne, peu avant son exécution, le 21 février 1944, a tout d'abord inspiré le poète et ancien résistant Louis Aragon, puis les interprètes Monique Morelli ou Léo Ferré. Le titre du poème choisi par Aragon - Strophes pour se souvenir - inscrit ce texte dans l’hommage et la commémoration. Mais il s’agit aussi pour le poète, en dénonçant la propagande passée, d'affirmer des valeurs universelles : le courage, la générosité, la fraternité et l’amour.
Il l'a écrite quelques heures avant de mourir au Mont-Valérien. Tous deux partageaient un parcours - une enfance bouleversée par le génocide arménien, une immigration vers la France - et un engagement commun au sein du Parti communiste. Dans l'archive en tête de cet article, on retrouve Mélinée en 1985 écouter une lecture de cette lettre par Michel Bouquet. Cette archive est bouleversante. Elle-même réclame ensuite que chacun devienne « des combattants de la paix ».
Voici un extrait de cette lettre poignante :
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés cet après-midi à 15 heures. Que puis-je t’écrire ? Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Tous mes biens et toutes mes affaires. Avec l’aide de mes amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus. Adieu. P.-S. : J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène.
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