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Dans un article intitulé « Pourquoi édulcorer les contes ? » paru dans le dernier numéro de Marianne, Ella Micheletti rappelle, via les spécialistes convoqués, que les contes de fée, à l’origine, sont d’une brutalité certaine - et que cette brutalité a pour but de préparer les enfants auxquels on racontait ces histoires à un monde qui n’était pas exactement rose.

Prenez Le Petit Chaperon rouge, déjà évoqué ici même il y a peu. Quelle version vous avez racontée à vos marmots ? Celle des frères Grimm, selon toute vraisemblance, où le loup, après avoir dévoré Mère-Grand et sa petite-fille, s’abîme dans une sieste post-prandiale, ce qui permet à un chasseur de passage (substitut transparent du Père) d’ouvrir le ventre de l’animal, d’en tirer les deux victimes, puis de remplir le loup de pierres, ce qui ne manque pas de le tuer lorsqu’il tente de fuir. Et tout le monde de se réjouir en mangeant la galette apportée par la gentille enfant…

On est loin de la version de Perrault, qui a une double fin. Le loup mange le Chaperon rouge - et c’est fini, pas de rédemption, pas de résurrection. Puis Perrault, dans une édition tardive, offrit une moralité en vers, que je vous livre toute crue :

« On voit ici que de jeunes enfants,Surtout de jeunes fillesBelles, bien faites, et gentilles,Font très mal d’écouter toute sorte de gens,Et que ce n’est pas chose étrange,S’il en est tant que le Loup mange.Je dis le Loup, car tous les LoupsNe sont pas de la même sorte ;Il en est d’une humeur accorte,Sans bruit, sans fiel et sans courroux,Qui privés, complaisants et doux,Suivent les jeunes DemoisellesJusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,De tous les Loups sont les plus dangereux. »

Et l’on saisit que le Chaperon rouge n’est pas du tout une enfant, mais une « jeune fille » ; que le loup est un baratineur de première ; et que l’expression « elle a vu le loup » a des origines fort littéraires.

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Pourtant, Perrault lui-même a déjà, en cette fin XVIIe siècle, édulcoré ses sources. La Belle au bois dormant, rappelle Ella Micheletti, vient directement d’un conte de Giambattista Basile, intitulé Soleil, Lune et Thalie - où la malheureuse Thalie se pique bien le doigt à un rouet, s’endort et, découverte par un roi de passage, se fait violer, et se réveille enfin, neuf mois plus tard, en accouchant. Mais Basile vivait à la jointure XVIe-XVIIe siècle, une époque encore barbare, imbibée du sang des guerres de religion. Soixante ans plus tard, les mœurs s’étant quelque peu policées, Perrault a opté pour un récit qui respectait mieux les convenances.

Rappelons qu’aujourd’hui, même le baiser imposé par le prince à une Blanche-Neige tout aussi endormie que la princesse Aurore est réprouvé par les ligues de vertu woke. Mais s’il faut attendre qu’elle signe son consentement à sa propre résurrection, elle n’est pas sortie de son cercueil de verre…

Les contes sont des récits pédagogiques : il s’agit de préparer l’enfant à un monde qui n’est pas exactement celui des bisounours. Un monde de cruauté et de sang. Pensez que les Chaperons rouges du XVIIe siècle, quand elles avaient survécu à l’étreinte du loup, vivaient dans un monde plein d’hommes pendus, roués, estrapadés, un monde où les troupes violent et tuent les habitants des villes et des villages : voir le sac de Magdebourg (1631), où les troupes de Tilly laissèrent en vie à peu près 5000 personnes, sur plus de 30 000 que comptait la cité - si bien que les Allemands forgèrent le verbe magdeburgisieren pour désigner cette manière radicale de conquérir une ville.

« Nous verrons demain, il faut bien que le soldat s’amuse », aurait déclaré le général vainqueur en laissant ses reîtres violer et égorger tout ce qui portait jupons. Et sous Perrault, les troupes de Sa majesté très Chrétienne Louis XIV, reprennent en 1674 la ville de Colmar, et s’en donnent à cœur joie et braguette défaite, de sorte que, écrit Turenne, « toutes les honnestes filles et femmes [furent] violées et martyrisées à mort ». En 1688-1689, c’est le Palatinat tout entier qui est le théâtre d’une politique concertée de viols et égorgements systématiques. Pour ceux que le sujet passionne, voir ici et ici.

Rappelons à toutes fins utiles qu’en ces siècles férus de culture latine, le viol de Lucrèce par Tarquin est un classique des versions latines piochées dans Tite-Live (Histoire romaine, I, 57-58), et que les œuvres qui représentent soit le viol lui-même (Le Titien en a peint plusieurs versions, voir par exemple ici), soit le suicide de la jeune Romaine conséquemment à l’acte sont tout aussi nombreux : ainsi enseignait-on aux gamines les risques du métier de femme. Les plus emblématiques sont les quatre toiles peintes par Artemisia Gentileschi, qui avait elle-même subi un viol, et qui en a tiré la substance de maintes de ses œuvres les plus magistrales. Voir ici.

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Ce n’est donc pas un hasard si la métaphore filée utilisée par Dom Juan pour décrire l’art de la séduction, au début de la pièce de Molière, est empruntée au vocabulaire militaire :

« On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni plus rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. »

Et je suggère à mes collègues d’expliquer à leurs loupiots que ladite métaphore en est à peine une, à une époque où le viol se pratiquait à grande échelle. Les Mémoires de l’écuyer de Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », racontent que le digne seigneur, à chaque étape, se faisait livrer la plus jolie paysanne du coin - et qu’une seule fois, fatigue ou magnanimité, il consentit à épargner le pucelage de la belle enfant tombée à ses genoux.

Evidemment, nous avons désormais une sensibilité de violette, et les récits des exactions russo-ukrainiennes, des cinglés de Boko Haram et autres djihadistes, ou le témoignage d’Occidentales violées par des musulmans déchaînés au Caire ou à Hambourg nous choquent profondément, parce que nous refusons de considérer qu’à circonstances égales - la guerre -, les solutions sont toujours les mêmes. L’édulcoration des contes par les bisounours de chez Disney ne rendent pas service à celles et ceux qui seront un jour témoins ou victimes de la guerre. Parce que les armements évoluent, mais la cruauté, elle, est toujours la même, et toujours au rendez-vous. Si vous pensez que l’homme s’est amélioré (ou pire, si vous croyez comme Rousseau que l’homme est bon), révisez vos positions avant qu’il soit trop tard. La violence est consubstantielle à l’être humain - et pas seulement aux hommes. Elle est naturelle - et le Droit qui réprime ses manifestations est en soi une anti-nature : ceux qui prêchent et prônent le retour à la nature m’ont toujours paru suspects.

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