Si tout autre maison que le Bruit du temps (avec La Dogana) avait publié ce coffret (1200 pages, 59 euros) habité par un cri et par la grâce, on aurait été en droit de dénoncer une injustice. Quel plus bel hommage que cette édition techniquement si soignée (typographie, papier, mise en page, finition) de ces deux volumes rassemblés, Œuvres poétiques ( en bilingue, 784 pages) et Œuvres en prose (736 pages) d’Ossip Mandelstam (1891-1938) !
On dira familièrement que c’est un petit éditeur. Comme quoi la taille ne préjuge pas de l’envergure. C’est pourtant un des plus discrets, exigeants, ambitieux, obstinés que celui qui se plaça dès sa naissance en 2009 sous l’autorité du poète en se donnant pour nom de baptême le titre d’un de ses livres : le Bruit du temps.
Nombre de ces textes de ce coffret nous sont déjà connus : des poèmes, Le Timbre égyptien, le Voyage en Arménie etc Mais ici rassemblés, doublement préfacés avec une érudition sans faille par le traducteur Jean-Claude Schneider et l’auteure des notes et commentaires Anastasia de la Fortelle, augmentés de variantes, premiers jets et autres textes inédits, ils donnent le rare sentiment d’être enfin en présence de la totalité de l’œuvre. N’y manque désormais que la correspondance dont on sait à quel point elle permet parfois de déchiffrer l’indéchiffrable d’un écrivain, et les poètes n’y échappent pas.
Il disait être en Russie le seul poète à travailler à la voix, et il est vrai que dans ses derniers temps, confrontés aux interdictions et aux censures, il le sera comme jamais, ruminant clandestinement ses mots, les libérant pour leur permettre de retourner à leur musique intérieure. On dit de lui qu’il énervait l’écriture, autant qu’il pouvait parfois exaspérer ses plus proches.
Pourquoi au cours de ses cinq dernières années, Ossip Mandelstam a-t-il pris le risque d’être dénoncé, arrêté, torturé, emprisonné et enfin déporté à mort en lisant devant son petit cercle d’amis réuni un soir de 1934 sa fameuse épigramme de seize lignes contre Staline ?
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« Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds/ A dix pas personne ne discerne nos paroles. On entend seulement le montagnard du Kremlin,/ Le bourreau et l’assassin de moujiks. Ses doigts sont gras comme des vers,/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres. Sa moustache de cafard nargue,/ Et la peau de ses bottes luit.
Ces lignes ont beaucoup fait pour son mythe de martyr-de-la-poésie-victime-de-persécutions-politiques. Mais ce serait injuste pour son génie de l’y réduire. Heureusement que les plus grands poètes en Russie comme ailleurs ont su lui rendre un hommage à sa mesure. Mandelstam connaissait Staline en qui il voyait un monstre fascinant.
Ces lignes l’envoyèrent à la mort. Il en savait les conséquences. Alors pourquoi : le courage mêlé d’inconscience ? l’idéalisme et la conviction intangible que la vocation d’un poète est de dire la vérité ? Le poète, c’est celui qui dit la vérité, celui qui fait exploser un poème à la barbe d’un dictateur en hurlant que le roi est nu.
Pour ses amis, la poétesse Anna Akhmatova et l’écrivain Boris Pasternak, Mandelstam était un phare. Là-bas, un poète, c’est quelqu’un. Et un poème, une chose qui compte. Vieille tradition qu’on peut leur envier. Mais comment un grand poète peut-il être un homme petit ?
Vaste question à laquelle celle qui la pose, en mars 1926, avoue ne pouvoir apporter de réponse. Seuls les attendus importent. Un livre écrit entre 1922 et 1925 est à l’origine de cette affaire : Le Bruit du temps, recueil d’esquisses autobiographiques.
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Po&sie, la précieuse revue animée par Michel Deguy, y a consacré un article en mai 2011 (No 135, 142 pages, 20 euros, Belin) : « Ma réponse à Ossip Mandelstam » de Marina Tsvetaeva. C’est l’histoire d’un mal-entendu entre deux des plus grandes voix poétiques de leur temps, l’une aussi pétersbourgeoise que l’autre est moscovite. Ils se sont rencontrés, se sont aimés, se sont quittés. Classique. Sauf que les poètes laissent des traces, à commencer par leur œuvre. Il leur arrive même de régler leurs comptes par articles interposés. Ce qui est le cas.
Mandelstam, homme de ruptures, est alors au proie à une sévère dépression ; il vit une période d’angoisse, de désarroi et de détresse qui ne teinte pas seulement d’amertume sa vision du monde : elle tarit l’inspiration du poète qui se consacre dès lors à la prose, fût-elle violente, excessive, révoltée, voire haineuse et teintée de mauvaise foi, comme c’est le cas dans Le Bruit du temps, publié en mars 1926 avant d’être réuni deux ans plus tard à un autre ensemble de textes sous le titre Le Timbre égyptien.
Marina Tsvetaeva n’ignore pas son état, mais son exigence de vérité et d’absolu est telle qu’elle ne peut laisser passer ce texte sans réagir. Qu’elle réagisse en ancienne compagne, ou en ancienne partisane de l’Armée blanche et de la famille impériale, sa réponse s’adresse, avant tout et directement, à Mandelstam ; on ne sait s’il en a eu connaissance car ses amis devant lesquels elle l’avait lu, effrayés par sa férocité et l’ayant convaincue de surseoir à sa publication, la réponse n’est parue qu’en 1992.
Elle vaut d’être lue et méditée car elle pose entre autres toute la question de la critique poétique, une critique qui, selon elle, ne peut être que passionnelle, le critique étant à la fois « un juge qui instruit et un être qui aime ». S’appuyant sur des citations de son livre « ignoble », elle n’a de cesse de reprocher à l’homme d’être davantage épris de pouvoir que de grandeur, et de se croire né en 1917 au point d’avoir rayé tout ce qui était advenu avant. Mais elle finira par sauver le poète, demeuré intègre pendant la Révolution, pour mieux accabler l’homme incarné en prosateur. Elle le schizophrénise malgré lui et le sauve par la seule grâce de son Verbe. Sous son regard, et sous ses traits assassins, le grand poète et l’homme petit coexistent.
Ils se retrouveront bientôt, en 1934, dans la fameuse épigramme contre Staline, scandale qui le mènera au bord du suicide. La « Réponse » de Tsvetaieva pourrait ne relever que de l’anecdote polémique au sein de l’histoire littéraire, si elle ne posait pas des problèmes qui dépassent cette seule affaire.
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Entretien sur Dante est un autre morceau de choix de ce coffret. Dans cet essai critique de 1933, Ossip Mandelstam, qui n’a jamais cessé de s’interroger sur la poésie et la langue, explore la Commedia en démontant sa structure de polyèdre à treize mille facettes ; il avance dans cette œuvre minéralogique, d’une couche à l’autre, dans le but de rendre palpable le grain des choses, armé de son seul marteau de géologue « pour parvenir jusqu’à la texture cristalline de sa roche, pour étudier ses impuretés, ses fumées, sa limpidité, pour en estimer la valeur en tant que cristal de roche exposé aux accidents les plus disparates ».
En un peu moins de cent pages denses, rigoureuses, aiguës mais d’une luminosité sans égale, il dialogue de poète à poète par-delà les siècles, met l’accent comme nul autre sur la chimie à l’œuvre dans tel chant, sur le timbre de violoncelle de tel autre, sur des métaphores qui ont gardé le charme des choses jamais dites jusqu’à nos jours.
En entraînant le lecteur dans leur commun laboratoire, là où cela pulse en plein milieu du mot, il rend justice au génie de la langue de Dante et donc de toutes les langues lorsque le souffle poétique les irrigue sans jamais se dégrader en récit.
Comme il le dit dans l’incipit du chapitre « La Komissarjevskaïa » du Bruit du temps, l’écriture autobiographique l’intéressait moins que d’épier « les pas du siècle, le bruit et la germination du temps ». Cela nous vaut des pépites comme ce « Scriabine et le christianisme » publié en 1916, soit un an à peine après la mort du compositeur.
Il la met en parallèle avec celle de Pouchkine, l’un et l’autre ayant vécu des vies pleines à l’issue desquelles même leur mort faisait partie de leur œuvre jusqu’en être l’acte suprême. Cela permet à Mandelstam d’approfondir plus encore un thème auquel il ne cesse de revenir : la nature hellénistique de l’esprit russe.
Plus loin, un autre bref essai datant également de 1916, lui permet d’aborder l’étrange question du progrès en poésie. « Aujourd’hui, on écrit mal d’une façon nouvelle : toute la différence est là ! » clame-t-il, réflexion qui n’a jamais cessé d’être, disons, actuelle.
Six ans après, il la complète mais cette fois reproche au goût de Moscou de mépriser une double vérité (en poésie, l’invention et la réminiscence marchent la main dans la main) pour privilégier exclusivement l’inventivité. Et de chanter les vertus de l’imitation, du classicisme et encore de l’hellénisme. Et d’enjoindre l’Etat à s’occuper un peu plus de l’éducation de l’oreille à la poésie en enseignant le rythme.
Mandelstam, qui plaide en 1924 dans Rossia, pour une science de la poésie si objective qu’elle balaierait l’arbitraire des interprétations, aimerait remettre le lecteur à sa place en balayant son esprit critique. Alors, quel progrès en poésie et en littérature ? Fumisterie ! Ce ne sont pas des machines, la notion de perfectionnement n’a donc aucun sens.
On aura compris qu’un pari risqué se niche dans toute entreprise d’édition d’Œuvres complètes. Celle de Mandelstam ne déroge pas à la règle. Malgré la contextualisation et les notes si éclairantes, et malgré l’heureux tour de force par lequel un unique traducteur en la personne de Jean-Claude Schneider restitue toutes ses voix de prose en poésie, on est souvent amené à se gratter la tête en se demandant ce qu’il a bien voulu dire, et c’est tant mieux car ces détours inattendus obligent à se poser de nouvelles questions.
Titre | Type | Éditeur | Nombre de Pages | Prix (approximatif) |
---|---|---|---|---|
Œuvres poétiques | Recueil de poèmes | Le Bruit du temps (avec La Dogana) | 784 | 59 euros (pour le coffret complet) |
Œuvres en prose | Recueil de textes en prose | Le Bruit du temps (avec La Dogana) | 736 | Inclus dans le coffret |
Le Bruit du temps | Recueil d'esquisses autobiographiques | Divers (première publication en 1926) | Variable | Variable |
Po&sie (No 135) | Revue littéraire avec "Ma réponse à Ossip Mandelstam" | Belin | 142 | 20 euros |
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