Même si la carrière de Robert Enrico reste riche, avec des films d’aventures à la française (Les Grandes Gueules, Les Aventuriers, Boulevard du Rhum), des polars (Pile ou face) et même un grand film historique (la première partie de La révolution Française), c’est Le Vieux Fusil qui reste son œuvre la plus célèbre, récompensée par plusieurs Césars.
Dans le cadre d’un exercice d’appréhension critique d’une œuvre cinématographique, il est nécessaire (en particulier sur un film qui a déjà fait couler beaucoup d’encre) d’avoir à l’esprit les quelques questionnements complémentaires qui vont guider l’analyse, sous peine de n’envisager qu’un bout de la lorgnette : que raconte le film ? dans quel contexte de narration ou de production ? avec quelle approche thématique ou stylistique ?
Parfois, ces interrogations se fondent, formant une essence cohérente de laquelle on tire facilement les chefs-d’oeuvre. Et parfois, c’est beaucoup moins simple : selon l’angle avec lequel on l’aborde, Le Vieux fusil est un film qui a parfois figé ses commentateurs dans la posture, que celle-ci soit d’ailleurs pour sa défense ou violemment à charge.
Ces positions, sur lesquelles nous allons revenir, nous paraissent pour la plupart en partie compréhensibles, mais aucune ne nous paraît en réalité suffisante. Le Vieux fusil, qu’est-ce, finalement ? Un revenge (voire un rape-and-revenge) movie ? Un film de guerre ? Un document historique, en ce qu’il commente des faits historiques avec le regard rétrospectif de son époque ? Un mélodrame en temps de guerre ? Ou un film signé Robert Enrico ? Un peu tout cela, peut-être.
Montauban, été 1944 : le chirurgien Julien Dandieu essaye de continuer son travail, malgré la pression de la Milice, en préservant son épouse Clara et sa fille Florence. Afin de mettre celles-ci à l'abri jusqu'à la fin de la guerre, il les envoie se réfugier dans le château familial de la Barberie.
Lire aussi: Analyse approfondie de "Le Vieux Fusil"
Mais c’est bien un événement terrifiant survenu quelques jours après le Débarquement qui va motiver le tournage de ce film : le massacre par les SS du village d’Oradour sur Glane le 10 juin 1944. Pour les besoins de son film, Robert Enrico décide de déplacer l’intrigue ailleurs.
L’action du film se déroule dans le Sud de la France durant l’été 1944, après le débarquement américain, et s’inspire des exactions monstrueuses commises par la division SS Das Reich lors de sa remontée sanglante vers la Normandie, et en particulier des massacres de Tulle, d’Argenton-sur-Creuse et d’Oradour-sur-Glane, les 8, 9 et 10 juin 1944.
Quand le film Le vieux fusil sort en 1975, la France est en train de regarder de manière différente l’histoire de la seconde guerre mondiale. Elle se met notamment à regarder davantage les zones de gris et le rôle du pays dans la Collaboration. Tous les Français ne furent pas des héros et certains ont participé de manière active à cet épisode sombre de notre Histoire.
Le Vieux Fusil est nettement divisé en trois parties. Au début, le film de Robert Enrico nous entraîne à Montauban en 1944. Philippe Noiret incarne le docteur Dandieu, un médecin dont la profession est forcément bouleversée par la guerre et l’Occupation. En règle générale, c’est toute la vie à la ville qui est rendue extrêmement compliquée par l’Occupation. Au milieu de ce contexte difficile, la seule consolation de Dandieu, c’est sa petite famille, sa mère, sa fille, et surtout sa femme Clara.
Le Vieux Fusil s’ouvre et se clôt sur la même image : un homme, une femme et une enfant se promenant en vélo sur un petit chemin de campagne, accompagnés d’un chien. Mais si la scène est identique, le sentiment éprouvé par le spectateur est très différent. Car entre-temps, le spectateur a été témoin de choses dures, éprouvantes.
Lire aussi: Découvrez l'histoire des vieux pistolets à poudre
A ce moment-là, le film aurait pu sombrer dans le plus grave des pathos. La scène du viol et du meurtre de Clara est à la limite de l’insoutenable. Mais l’irruption des flashbacks va redonner une vie, une lumière paradoxale à ce qui aurait pu être insupportablement sombre.
Pendant qu’il prépare sa vengeance contre les soldats nazis, Dandieu va être assailli par les souvenirs de sa femme, sa rencontre avec elle, sa petite vie de famille de bon père bourgeois de province avant la guerre, etc. De ces flashbacks va donc se dégager une impression paradoxale, mélange de bonté, de sérénité, de joie, et de douleur (car cette lumière s’est éteinte, car tout cela est irrémédiablement du passé désormais).
Car ce que le film nous fera découvrir à coup de flashbacks, c’est une grande et belle histoire vécue par Julien et Clara et qui démarra par un coup de foudre. Deux êtres que tout oppose et qui ont eu le malheur de s’aimer juste avant la guerre. Julien était un médecin reconnu et installé ; Clara une jeune femme moderne qui travaille quand elle en a besoin et qui « ne peut aimer un homme à qui je cède tout de suite« . Et c’est pourtant ce qui arriva.
Il faut alors repenser à la séquence essentielle, traumatisante, qui déclenche cette violence : celle où Dandieu, découvrant les corps de son épouse et de sa fille, « voit » ce qui s’est passé. Il ne s’agit alors pas forcément tant d’un flash-back (et, à ce titre, cet exemple matriciel sert à envisager différemment tous ceux qui suivront) que d’une « vision », une manière de faire entrer dans l’esprit du personnage.
A travers cette histoire de massacre(s), Le Vieux Fusil nous montre comment l’horreur de la guerre se répand et contamine tout le monde. Au début, Dandieu est un homme qui essaie de faire son métier de son mieux (au vu des circonstances). Mais est-il possible de rester neutre en une telle période ? Dandieu pensait sincèrement échapper à tout cela et protéger sa famille en l’envoyant à la campagne, dans le hameau de la Barberie.
Lire aussi: "Le Vieux Fusil en Sologne": Analyse complète
Et c’est vrai que les images bucoliques semblent être à l’opposé de la situation tendue et compliquée de la ville. Mais pourtant, la guerre ne préserve rien, tout est touché, souillé par sa folie destructrice. La Barberie devient la Barbarie.
Si Le Vieux fusil reste fidèle aux thématiques du cinéma de Robert Enrico (qui va des Grandes gueules aux Aventuriers en passant par Pile ou face ou Fait d’hiver) c’est qu’il raconte l’histoire d’un type ordinaire, en apparence parfaitement équilibré, qui bascule malgré lui dans la violence et la folie. Autrement dit, ce qui intéresse Enrico, ce n’est pas la violence à proprement parler, ce sont les mécanismes qui la déclenchent.
A cet égard, Le Vieux fusil a quelque chose de l’ordre de l’évidence, et le coeur du film ne se trouve pas dans les actes commis par Dandieu, mais dans la manière dont ceux-ci le transforment. A la fin du film, récupéré par son ami François, Julien lui parle comme si ce qui venait de se produire n’avait pas eu lieu, comme si les choses étaient comme avant... La violence, dans le cinéma vigilante, a quelque chose de libératoire, d’exutoire et de résolutoire ; dans Le Vieux fusil, elle acte la perte (de raison, voire d’humanité) du personnage, et son emprisonnement dans l’illusion de l’ « avant ».
Julien ne redeviendra jamais lui-même : il s’est définitivement égaré dans ces ruines dévastées.
Dans Les Cahiers du Cinéma, Jean-Pierre Oudart parla à la sortie d’un « film abject », relayé des années plus tard par Louis Skorecki, dans Libération, évoquant « les indécences obscènes » du film. Leur lecture du film, qui bien que assez sommaire trouve encore aujourd’hui des souscripteurs, le réduisait à une chasse à l’homme dans lequel un « gentil » se rendait justice lui-même en tuant des « méchants », associant de fait le film aux œuvres de « justicier » telles qu’on pouvait alors les voir alors aux Etats-Unis, par exemple sous les traits de Charles Bronson dans la série des Death Wish.
Si l'on peut donc (sans forcément en appeler à l’abjection ou à l’obscénité) avoir des réserves d’ordre moral sur le film, elles ne doivent donc pas tant être sur ce qu’il décide de raconter que sur la manière dont il le fait. Philippe Noiret (sur l’apport duquel nous reviendrons plus tard) évoque dans sa Mémoire cavalière sa déception de ne pas avoir vu ce sujet délicat traité avec plus de retenue ou de subtilité.
On peut notamment lui reprocher, dans cette logique, des caractérisations grossières (tous les personnages allemands, sans aucun doute (1)) et des transitions malhabiles, comme ce fondu enchaîné entre un corps calciné et la flamme d’une bougie dans un flash-back...
Non, tous les Français n’étaient pas résistants, tous les Français n’étaient pas des héros, tous n’ont pas eu une attitude morale irréprochable face à l’Occupation. (2) Dandieu, par un prisme différent, incarne lui aussi cette reconnaissance de l’inexemplarité individuelle : il n’agit probablement pas comme il faudrait qu’il le fasse, mais (sempiternelle question) qui sait comment il faut se comporter face à l’ignominie et - plus encore - qui sait comment il ou elle se comporterait en telle situation ?
De fait, parce qu’il adopte un strict point de vue individuel, Le Vieux fusil est un film qui envisage beaucoup moins de considérations générales sur l’humanité que ce que l’on a voulu lui attribuer, en bien comme en mal d’ailleurs. Et c’est précisément ce qui explique, également, sa forme mélodramatique (pathétique, même) : les dédales, portes dérobées, vitres sans tain qui peuplent ce château ne sont pas là que pour alimenter (de façon tout à fait palpitante) la manière romanesque du récit, ils traduisent l’état mental d’un personnage qui (littéralement) erre dans les méandres de ses souvenirs ou qui, face à un miroir, ne parvient même plus à se voir.
Philippe Noiret est exceptionnel (il faut voir cette image, furtive, lorsqu’à la fin du film il se rend compte de tout ce qui vient de lui arriver). Il est parfaitement secondé par un Jean Bouise qui a toujours été un des meilleurs seconds rôles du cinéma français. La présence de Romy Schneider évite au film, avec justesse, de sombrer dans le désespoir absolu en lui apportant la lumière et la grâce.
Romy Schneider est exceptionnelle dans ce rôle. Lumineuse, radieuse, elle incarne plus qu’un personnage : une lumière (ce quoi renvoie son prénom). Même aux milieux des bruits de bombardements, elle conserve sa grâce. Cette lumière donne la vie autour d’elle. Cette image restera constamment, tout au long du film. Si, en nombre de minutes, Romy Schneider est peu présente à l’écran, son personnage est pourtant le centre même du film. C’est son souvenir qui va guider le docteur dans son expédition vengeresse.
Mais s’il est bien des scènes qui ne peuvent que nous retourner, c’est d’abord celle où l’on découvre le sort de Clara, face aux Allemands. La prestation de Romy Schneider est en tout remarquable. Couplée à la scène où Dandier découvre les corps et ne peut qu’étouffer ses cris, ces deux instants sont horriblement bouleversant. Et comment ne pas être pétri d’émotion face à Dandier qui retrouve brièvement ses esprits à la fin du film, réalisant ce qu’il vient de faire. Avant de resombrer ! Ces instants comme tant d’autres suffisent à faire du Vieux fusil un immense film.
D’ailleurs, le personnage de Dandieu devait initialement être confié ou à Yves Montand ou à Lino Ventura. Quand bien même Noiret aura rétrospectivement émis quelques réserves sur sa participation au Vieux fusil, on peut légitimement penser (et avec toute l’estime que l’on porte aux deux comédiens sus-mentionnés) que le film aurait été différent, plus viril, moins fragile et probablement plus problématique. Face à lui, irradie le charme incomparable de Romy Schneider, filmée lors des flashba... pardon, des souvenirs de Julien comme un être solaire, habité simultanément d’une joie de vivre et d’une tristesse renversantes.
C’est l’un des films marquants - et sans doute aussi controversés - du cinéma français des années 70 : Le Vieux fusil fête ce 20 août 2020 son 45ème anniversaire. En 1975, Le Vieux fusil réunit 3 365 471 spectateurs. C’est le cinquième meilleur résultat de l’année au box-office France derrière La Tour infernale, Peur sur la ville, On a retrouvé la 7ème compagnie et Histoire d’O mais loin devant Le Sauvage, Dupont Lajoie et Sept morts sur ordonnance. Le film triomphera lors de la toute première cérémonie des César en remportant trois statuettes : meilleur film, acteur et musique (à titre posthume pour François de Roubaix, disparu peu avant).
Le temps confirmera cet engouement. En 1985, Le Vieux fusil sera élu comme César… des César par la même profession.
Catégorie | Lauréat |
---|---|
Meilleur film | Le Vieux Fusil |
Meilleur acteur | Philippe Noiret |
Meilleure musique | François de Roubaix (à titre posthume) |
tags: #le #vieux #fusil #film #analyse