La période entre le 25 juillet et l’armistice du 8 septembre 1943 est un moment étrange, hallucinant, dans l’histoire italienne. Entre bombardements de Bologne, coup d’État contre Mussolini, et occupation allemande du nord de l’Italie. Dans ce chaos, au cœur du fascisme italien, le commissaire De Luca poursuit son travail de policier, en obsessionnel indifférent aux changements politiques. Il doit identifier un corps sans tête retrouvé dans un canal.
De Luca a la passion de l’enquête, l’intuition d’un Maigret et l’ambiguïté d’être un policier au service des « méchants et non des bons », comme cela devrait se passer dans les polars. Lucarelli cisèle les atmosphères en demi-teinte habitées par le silence et son anti-héros désabusé est inoubliable.
"Lucarelli a ici tout réussi : l’évocation d’un moment historique terrible et grotesque, la tragicomédie de la corruption généralisée, la tension des rapports humains régis par la morgue, la malfaisance et la menace, les rebondissements de l’enquête, le suspense. Son De Luca est une fois encore aussi séduisant pour son obstination à découvrir la vérité qu’incompréhensible (et impardonnable) dans sa cécité concernant la chose politique. Lucarelli, lui, mérite toute notre admiration et nos compliments.
Ce n’était pas la bonne maison. Il s’était perdu dans le noir de cette nuit sans lune de fin juillet, plus attentif à ne pas se retrouver dans le canal qu’à distinguer les silhouettes obscures des maisons de paysan de cette partie des faubourgs déjà presque campagne. La porte n’était pas fermée, ce qui aurait dû lui faire comprendre tout de suite que ce n’était pas la maison de Borsaro, mais la partie militaire des opérations n’avait jamais été son fort, il était toujours trop tendu. Puis il y avait eu le fracas du verre de l’unique fenestron sous le toit en pente, la brûlure à la nuque, l’étoffe molle et gonflée qui lui remplissait le visage.
Il ne s’était même pas aperçu qu’on lui avait tiré dessus, convaincu que ce truc visqueux sur lequel ses mains glissaient tandis qu’il essayait de se relever venait d’un pot de mélasse qu’il avait cassé en tombant. Il contourna la maison, guidé par le bruit de voix, et sortit dans la cour sombre où un garçon, tache blanche en caleçon et tricot, était plaqué au sol par Massaron, plus sombre et massif.
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- Bravo, commissaire, lui dit Massaro, enthousiaste, après qu’il l’eut reconnu tandis qu’il s’avançait dans l’obscurité. Vous aviez raison, ils étaient bel et bien là !- Qui a tiré ? demanda De Luca. Lui ?- Non, moi.
Brave couillon, pensa De Luca, et lui-même n’aurait su dire s’il se référait à l’agent de première classe Massaron ou à sa propre personne. Il desserra son nœud de cravate, déboutonna le col de sa chemise pour qu’elle ne frotte pas contre sa brûlure à la nuque et traversa la cour en s’orientant au filet de lumière qui filtrait de la masse noire de l’autre maison, la bonne.
- Bien joué, De Luca, dit-il, avec le l légèrement redoublé par son accent de Cagliari, ses petites moustaches toutes droites sur les lèvres, dans un sourire qu’on ne parvenait pas encore à voir mais qui était toujours là, découvrant ses dents de loup, qu’il fût heureux ou furieux. On a chopé Borsaro ! Mais d’où tu sors ? Il n’y avait que deux petites lampes suspendues au plafond, qui éclairaient le milieu de la pièce, laissant les bords dans l’obscurité, mais ça suffisait.
Des saucissons longs et noueux comme des doigts pendus aux poutres avec de petits jambons saturant l’air d’une odeur qui faisait gargouiller l’estomac. De gros morceaux de lard. Des mortadelles entassées comme des projectiles de mortier. Des dames-jeannes dont la garniture de paille graisseuse laissait deviner qu’elles contenaient de l’huile. Du savon empilé en barres trapues et jaunes comme des lingots.
- Combien tu le fais au kilo ? Cent lires ? Il le lui frotta sur ses moustaches de morse et Egisto répondit par un frémissement des narines, les yeux fermés et avec ce demi-sourire qu’il avait gardé figé sur ses lèvres même quand ils avaient fait irruption en criant “Personne ne bouge ! - Trafiquant au marché noir et pédéraste, gronda Rassetto. - C’est comme ça que tu offres ton or à la Patrie ?
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Mais à l’instant où il sortit de l’obscurité pour entrer dans le premier halo de lumière, l’adjudant Corradini laissa échapper un cri étouffé et même le Trafiquant perdit son demi-sourire.- Merde, De Luca ! dit Rassetto.- Non, non, dit-il, du calme… c’est de la mélasse.- Seigneur, commissaire !- Du sang ? murmura De Luca. Du sang ?
Tous les regards étaient braqués sur lui, qui exprimaient la même question. Deux lampes de poche et trois grosses bougies, plus une vieille lanterne militaire qui grésillait dans la pénombre brûlante où bourdonnaient les mouches.- Un éclat de bombe ?
Il fit signe à Corradino de s’approcher avec la lampe, puis à Rassetto qui marchait doucement, comme sur de la glace, attentif à ne pas glisser dans le sang coagulé. Déjà sale et sûr de ne pas saccager des traces qu’il n’ait pas déjà effacées en tombant dessus, De Luca s’était agenouillé à côté du corps, agitant les mains pour chasser les mouches.
Il glissa les doigts dans la poche du gilet, gratta l’intérieur des poches avant du pantalon puis, l’agrippant par la ceinture, souleva le bassin de l’homme pour atteindre les poches arrière, l’une après l’autre, avec un bruit mou qui fit tousser Corradini sous l’effet d’un haut-le-cœur plus fort.- Où est la veste ? demanda Rassetto.- Il fait chaud, dit Corradini. C’est l’été.
- Quelqu’un me regarde les semelles, s’il vous plaît ?- Mais très brillantes sur le dessus, dit De Luca. Regardez les lacets.- Et alors ?- Moi, je pencherais pour une veste, dit De Luca, toujours plutôt pour lui-même.
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Un type comme ça, qui soigne tous les détails, je ne le vois pas sortir seulement en gilet. L’homme avait un bras allongé contre son flanc, baignant dans le sang, l’autre était posé sur son ventre. De Luca attrapa ce dernier et le souleva pour examiner le poignet de la chemise qui était propre, certes, mais usé par trop de lavages. Corradini approcha la lanterne, la fourrant au milieu des mouches qui se jetaient avec fureur contre le verre.
Le moment de se relever était arrivé. Il écarta les bras et les autres le soulevèrent comme un Christ descendu de la Croix. Il prit une torche et braqua la lumière sur les murs sombres de la soupente. Il décrocha aussi le cache du black-out pour augmenter l’éclairage. - Allez, dit-il, au point où on en est, jetons un coup d’œil. Cherchons une hache et une veste.
Rien que quelques vieux sacs de jute, un seau de métal vide et une grosse bouteille en verre, celle qui avait fait croire à De Luca qu’il avait heurté un bocal de mélasse. Mais pas de veste ni de hache. Quand ils retournèrent dans l’autre maison, le Trafiquant avait cessé de sourire, et pas seulement parce que Massaron avait détaché un saucisson d’une poutre et s’en coupait une tranche avec un couteau à cran d’arrêt.
On lisait dans ses yeux qu’il aurait voulu demander ce qu’ils avaient trouvé dans la maison de l’autre côté de la cour. Il fixait d’un air sérieux tout ce rouge, brunâtre et lourd, qui teignait les vêtements du commissaire, maintenant surtout aux genoux et sur les jambes. De Luca prit une chaise en bois et la plaça devant Egisto, toujours assis sur ses talons. Il s’appuya au dossier, restant debout, résistant à l’envie de se gratter la nuque qui le brûlait sous la sueur.
- On est de la Criminelle, dit-il. On ne devrait pas donner la chasse aux trafiquants, mais à un moment il a commencé à y avoir une concurrence entre nous, les collègues du Ravitaillement de la questure et ceux de la Milice.- Illustration éclatante et concrète de l’expression “avoir du jambon sur les yeux”, dit Corradini.- Attends un peu qu’on rejette à la mer les Alliés et qu’on s’arrange avec les Allemands, aboya-t-il.
- La section du Ravitaillement de la questure, en revanche, ce sont des bons gars, bien sûr, mais ils suivaient les marchandises qu’on mange.- Les Maisons Morri, dit Corradini.- Non, ce n’est pas le prince Morri qui t’a dénoncé, enfin. Il ne sait probablement pas que tu existes… oh, oui, mon Dieu, ton saucisson, il le connaît, parce que les collègues du Ravitaillement m’ont dit qu’il y a eu le mariage de sa petite-fille et qu’on sortait des saucissons, des jambons et de la mortadelle comme ça, dit De Luca avec un geste circulaire du doigt levé.
- Arrête ça, murmura Rassetto. Parler de saucisson lui avait donné encore plus faim, et donc De Luca en prit une tranche en la retirant de sous le couteau de Massaron et, quand il essaya de retirer la peau, la chair se défit entre ses doigts, car elle était encore fraîche. Très douce sur la langue, malgré le grain de poivre qu’il écrasa entre ses dents.- Tu sais comment je t’ai trouvé ?- J’ai pensé que quelqu’un qui fournit tout Bologne, comme toi, et ne se fait jamais choper à un barrage, n’utilise peut-être pas les routes pour arriver aux magasins et aux dépôts, mais le canal.
- Mais tu ne pouvais pas la lui donner gratis, la farine, au batelier qui te trimbale dans toute la ville avec l’excuse de distribuer le fumier aux jardins de guerre ? Tu as une idée du nombre de maisons qu’on aurait dû perquisitionner s’il ne nous l’avait pas indiquée, celle-ci ?
- Et là, on arrive à la raison de tout ce discours, déclara De Luca en se calant sur la chaise comme un cow-boy dans les films américains d’avant-guerre. Je sais bien pourquoi tu n’arrêtais pas de sourire, tout à l’heure. Parce que, bon, d’accord, on t’a coincé et t’as perdu un paquet de fric, mais, au fond, le marché noir, c’est le marché noir, il y en a qui disent que si vous n’étiez pas là, on ne sait pas comment les gens feraient, et puis avec les amis comme Baldelli, et peut-être que nous aussi, on aura droit à quelque chose qui nous ferait oublier cette rivalité entre bureaux, qui sait, tu nous sors aussi le prince et, vite fait, tu te retrouves en selle.
Le Trafiquant esquissa un mouvement pour se lever, mais ça faisait trop longtemps qu’il était accroupi et ses genoux étaient sans force. Qu’il ne le sache pas, que ça n’était pas lui, qu’il n’avait rien à y voir, De Luca l’avait compris depuis le moment où il était revenu couvert de sang séché et où le Trafiquant avait cessé de sourire, plus perdu et perplexe qu’effrayé.- On verra. Pour l’instant, tu es le principal suspect.
De Luca soupira. Il jeta un coup d’œil à Rassetto, qui jeta un coup d’œil à Massaron, lequel décocha un coup de poing au Trafiquant, sous une pommette. Egisto s’affaissa sur le bras qu’il tenait à terre, Massaron le saisit au collet de sa salopette et le souleva, toujours à genoux. De Luca avança son siège.
Son collègue plus âgé, son mentor quand il était entré dans la police, lui avait toujours dit que quelques gnons, pour un criminel, on peut y aller, de toute manière il les mérite, et le Trafiquant était bien un criminel, cupide, un affameur, exploiteur de gamins comme celui en caleçon et tricot qui pleurait dans le noir et qui, certainement, était avec lui à cause de la faim, pas pour autre chose. Mais il aurait voulu se limiter à celui-là, de gnon, un autre au maximum, pas plus de deux.- Je recommence par la fin. Le choc du poing de Massaron arracha un gémissement à Egisto.
De Luca poussa un soupir, s’appuyant de nouveau sur les quatre pieds de la chaise.- Je suis sûr que tu ne laisses pas toutes ces victuailles sans personne pour garder un œil bien ouvert dessus. Et ne me raconte pas que tu as installé ici ton activité sans vérifier ce qu’il y avait autour. Massaron lança son poing avant même que Luca ait fini sa phrase, car le Trafiquant avait commencé à secouer la tête pour dire non, et, de fait, le coup arriva non plus sur la pommette mais sur la bouche. Dans le noir, le gamin cessa un moment de pleurer, mais recommença aussitôt.
De Luca chercha la tache blanchâtre du tricot qui tremblait dans l’obscurité et stoppa Corradini qui avait suivi son regard et s’apprêtait à aller chercher le garçon.- Je parie que c’est toi qui restes quand ton ami va livrer.- Franchino !- Ça suffit, lança-t-il à Massaron, et, doucement, au garçon : Tu as vu quelque chose ?
Un soupir profond, interrompu par un sanglot, comme chez les enfants, puis le garçon commença à parler à toute vitesse en claquant des dents, en pur dialecte bolonais.- Il a dit que, ce matin, il a eu peur à cause du bombardement, traduisit Corradini qui était le seul de Bologne. Il croyait que les bombes allaient arriver jusqu’ici et il s’est enfui.- Al Crest d’i càn !- Le Christ des chiens ? répéta De Luca, en même temps que Rassetto. Le Christ des chiens ?- Le Trafiquant, on l’envoie à San Giovanni in Monte, et le gamin chez les sœurs.
Il avait cessé tout de suite de parler malgré l’insistance de De Luca et les regards interrogatifs de tous, le Trafiquant compris, qui visiblement aurait voulu en poser lui aussi, des questions.- Qu’est-ce qu’on fait ici ?- Toute cette marchandise ne va pas tenir dans les voitures, il faut au moins une camionnette. De Luca secoua la tête.- Massaron et Corradini restent de garde. Corradini lança un coup d’œil à Massaron, qui fixait les jambons.- Pas besoin, on dormira ici et on se reverra demain.
- Dès que je serai à la questure, j’appellerai le dottor, qui déjà sera furieux qu’on le réveille à cette heure, alors tu penses, si on le tire du lit. Il sentait la brûlure brillante sur sa nuque, le poids collant du sang sur les vêtements, l’odeur grasse des aliments, et aussi la sueur étouffante de cette nuit d’été.- On vous laisse la Balilla, dit Rassetto, et on prend la 1100.
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