Les mouvements sociaux de la fin des années 1960 au Japon font partie des tournants majeurs de l’histoire contemporaine du pays. Pourtant, leur héritage est aujourd’hui contesté et leurs représentations littéraires, visuelles ou graphiques évoquent généralement ces événements sous l’angle du combat tragique, perdu d’avance, radical et violent.
À travers deux mangas qui s’intéressent au sujet en le reliant au terrorisme rouge, nous essayons, dans cet article, de définir les particularités du regard de ce médium sur ce moment d’histoire.
Dans les dernières pages de son autobiographie dessinée, Tatsumi Yoshihiro évoque brièvement les mouvements sociaux auxquels il a participé quarante ans plus tôt. À cette époque, il traverse une période compliquée : ses mangas ne se vendent pas assez bien pour qu’il puisse en vivre alors qu’au même moment, une nouvelle génération d’auteurs prend inexorablement la place des anciens, dont il fait déjà partie.
En quelques cases, il se représente, comme participant ému, devant la Diète, d’une manifestation contre la signature du traité de sécurité nippo-américain (Anpo)1. Touché par la grâce et l’énergie collective de l’événement, Tatsumi y trouve une force qui va l’aider à continuer sa carrière et à tenir ce rythme de travail implacable que nécessite le métier de mangaka.
Pourtant, rien ne se passera comme Tatsumi l’escomptait à la fin de son manga : il ne deviendra pas un « grand » mangaka reconnu et, de la même manière, les manifestations anti-Anpo vont peu à peu s’étioler et devenir anecdotiques au début des années 1970.
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Tatsumi a fait le choix de ne pas dessiner ce double échec (personnel et collectif) dans un troisième tome qui aurait pu être l’occasion de comprendre ce qui s’est passé dans sa carrière entre les années 1970 et les années 2000, où il revient sur le devant de la scène avant de mourir en 2015.
À la fin des années 2000, Tatsumi évoque donc avec bienveillance ces événements qui font partie du plus profond de lui, qui l’ont sans doute inspiré et avec lesquels il partageait manifestement l’attirance pour l’opposition à l’État, la subversion, voire la violence romantique contre les injustices de la société.
Alors qu’on commémore à ce moment-là les quarante ans de Mai 68 au Japon, la vision de Tatsumi est cependant minoritaire. Dans les années 2000, pour différentes raisons, on assiste à un renouvellement de la perception des événements, par lequel les problématiques géopolitiques (guerre du Vietnam, relation aux États-Unis) passent au second plan, au profit de récits individuels qui les placent dans des cadres inattendus : leurs aspects esthétiques, l’apparition de la culture du « mignon »2, les violences psychologiques, etc.
De surcroît, beaucoup d’intellectuels s’intéressent à la fin du mouvement plutôt qu’à son début, et par conséquent, un nombre conséquent d’ouvrages sur l’Armée rouge japonaise qui paraissent dans les années 2000 mettent en lumière la fin d’une ère à travers l’échec des mouvements sociaux des années 1960 au Japon.
Les deux mangas dont nous traitons dans cet article, Red et Unlucky Youngmen, sont les deux seuls titres récents à s’intéresser aux révoltes sociales de la fin des années 1960 et au phénomène de radicalisation du mouvement au début des années 1970.
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S’ils n’ont pas été des best-sellers se retrouvant dans les classements hebdomadaires des mangas les plus vendus, la renommée de leurs auteurs respectifs, ainsi que les revues dans lesquelles ils ont été publiés, démontrent néanmoins la notoriété certaine de ces mangas auprès du public.
À travers cet article centré sur ces bandes dessinées, notre ambition est d’apporter une modeste contribution à l’histoire mondiale de la réappropriation historique de Mai 684 en traitant du cas japonais au début du 21e siècle, qui offre des perspectives souvent originales sur l’histoire par le biais du manga5.
Par souci de cohérence avec le thème général et pour des raisons d’intelligibilité, nous utilisons l’expression « Mai 68 » pour désigner les révoltes sociales et politiques à l’œuvre à la fin des années 1960 au Japon, mais leur qualification est en réalité plus complexe.
De la même manière que l’expression « Mai 68 » concentre un faisceau de mouvements sociaux sous une même bannière sémantique étroite et sans doute réductrice, les expressions en langue japonaise pour synthétiser la multitude des mouvements présents sur l’archipel, et plus généralement l’agitation sociale et politique de la fin des années 1960, sont multiples et continuent de faire débat.
A posteriori, « l’année 19686 » (1968 nen) a été utilisée, pour sa simplicité, mais aussi et surtout afin de replacer ces événements dans une histoire mondiale, traversée de mouvements dont les analogies paraissent aujourd’hui évidentes (révolte étudiante, lutte contre la guerre du Vietnam, contre l’impérialisme américain, pour l’émancipation des peuples, leur autogestion, etc.).
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Cependant, si en France l’année (1968), voire le mois (mai) représentent l’apogée du mouvement, la situation japonaise des luttes sociales et étudiantes s’étend sur une période plus longue (généralement 1968-1972) et plus tardive, en raison de l’échéance du traité de sécurité nippo-américain prévu pour être reconduit en 1970.
Pour désigner ce qui se passe à l’époque, on préfère généralement parler de ses acteurs, notamment ces jeunes manifestants engagés dans des groupuscules (bunto) issus de la « nouvelle gauche », qui forment les Zenkyôtô (littéralement « comité de lutte inter-universités »).
Revenons brièvement sur la nature des protestations et leur contexte. Malgré la croissance économique à deux chiffres de la période, le Japon des années 1960 est troublé par de nombreux conflits8.
Les mouvements étudiants portent des revendications composites, qui vont de l’opposition au renouvellement du traité de sécurité nippo-américain jusqu’à l’invitation à créer des foyers révolutionnaires dans le pays. Cependant, s’il ne fallait en retenir qu’une, capable de les rassembler, à n’en pas douter, la lutte contre « l’impérialisme américain » serait la plus évidente.
Rappelons qu’après leur victoire militaire sur le Japon en 1945, les États-Unis contrôlent en grande partie la défense japonaise. Par l’intermédiaire des traités de sécurité nippo-américains, renouvelables tous les dix ans, le Japon est protégé par le fameux « parapluie nucléaire ».
En échange de cette protection, le Japon doit aider économiquement les États-Unis dans leur effort pour contenir le développement du communisme en Asie, en les aidant d’un point de vue logistique et économique dans l’effort de guerre contre le Vietnam. Un mouvement d’opposition, à l’instar de ce qui se passe dans certains pays occidentaux, s’organise contre l’agression américaine au Vietnam.
À la tête de ces mouvements se trouvent les fameux Zenkyôtô, très hétérogènes idéologiquement, ce qui aboutit parfois à des affrontements entre factions rivales lors des manifestations, pendant lesquelles celles-ci arborent casques et drapeaux à leurs couleurs, tout en tenant dans leurs mains des tiges de bambous pour en découdre avec la police ou les rivaux.
Entre 1968 et 1972, les actions des mouvements étudiants, sur différents fronts, vont rythmer l’actualité japonaise par leur inventivité et leur intensité.
En dehors des traditionnelles manifestations devant la Diète japonaise, sont organisées des actions de blocage dans des gares, notamment dans celle de Shinjuku, qui devient alors un centre de l’agitation politique (et contre-culturelle9) du pays.
Marquant leur opposition à la collaboration nippo-américaine dans l’effort de guerre contre le Vietnam, d’autres manifestants, en 1968, se rendent sur le port de Sasebo, dans le sud du pays, afin d’empêcher le porte-avion nucléaire Enterprise de débarquer au Japon.
D’autres raisons, plus proches des préoccupations directes des étudiants, ont favorisé l’émergence de ces mouvements, comme l’augmentation des frais d’inscription de certaines universités (l’université Meiji en 1965, l’université Chûô en 1969) et les affaires de corruption qui touchent ce milieu.
Peu à peu, à cause de la répression, mais aussi de la reconduction du traité de sécurité nippo-américain en 1970, ce mouvement s’étiole et se tourne vers d’autres luttes.
C’est dans ce contexte que naît la faction Armée rouge (Sekigun-ha) qui prend le parti de continuer le combat de façon violente, en utilisant tous les moyens possibles pour déstabiliser le pouvoir.
Ses membres, qui sont tous issus des Zenkyôtô, décident de se lancer dans une guérilla sur l’archipel japonais, en commençant par se doter d’armes à feu, en finançant leurs actions par des braquages et en n’hésitant pas à tuer s’il le faut.
L’Armée rouge est responsable de nombreuses actions violentes qui ont marqué la période, comme le détournement de l’avion Yodo (Yodo gô jiken) en 1970 et l’affaire du chalet Asama (Asama sansô jiken) en 1972.
Une branche internationale de l’organisation sévissait également au Moyen-Orient et a organisé le massacre de l’aéroport de Lod, qui a fait 26 morts en 1972.
De manière étonnante, les actions terroristes de l’Armée rouge se retrouvent associées au manga de l’époque. Non qu’un récit dessiné fasse la part belle à ce groupuscule, mais plutôt l’inverse : lors du détournement de l’avion Yodo vers la Corée du Nord en mars 1970, l’organisation terroriste publie un communiqué où ses membres signent à la fin : « Nous sommes Ashita no Joe12 ».
Ashita no Joe est un célèbre manga de boxe, qui était devenu un phénomène social en 197013. Pour quelle raison une organisation terroriste utilise-t-elle ce manga comme référence dans un communiqué de revendication ? Si l’auteur de ce communiqué, Tamiya Takamaro14, est apparemment un lecteur assidu de ce manga, on peut deviner que les membres de l’Armée rouge japonaise utilisent les références culturelles de la génération rebelle de la fin des années 1960, pour laquelle combat politique et lecture de manga vont de pair.
Il faut dire aussi qu’au tournant des années 1970, le paradigme étudiant = lecteur de manga16 tourne au pléonasme. Les expressions d’époque en disent parfois plus que de longues explications.
Le manga semble donc avoir des affinités avec cette génération de jeunes gens qui, outre leur passion pour les récits de fiction en images, sont largement engagés dans des luttes sociales, puisqu’on estime que 20 % des étudiants d’université faisaient partie des Zenkyôtô18.
Dans un sens, un certain nombre de mangas les confirment dans leur combat, même si très peu traitent de manière frontale la question des événements sociaux et politiques de la fin des années 1960. Shirato Sanpei, auteur charismatique de la période, souvent considéré comme un auteur marxiste, préfère d’ailleurs les récits d’histoire féodale aux aventures des manifestants du monde dans lequel il vit.
Cela n’empêche pas les lecteurs assidus du maître d’en produire des lectures politisées, interprétant ses récits à la lumière de la théorie marxiste de l’histoire.
Si les liens entre les activistes et la lecture de mangas sont largement relatés, on ne trouve paradoxalement que peu de mangas qui traitent de manière directe les mouvements étudiants japonais. Les bandes dessinées citées par les étudiants enragés de l’époque évoquent des ambiances, des contextes, des visions de l’histoire qui peuvent être analysés à travers l’actualité politique et sociale japonaise comme correspondant à l’esprit de 1968, mais sans doute seraient-elles lues de manières très différentes de nos jours.
À ce titre, Ashita no Joe est devenu un manga associé à l’époque et à l’agitation sociale du pays peut-être autant par son contenu que par son irruption dans le champ de l’actualité, avec la revendication cryptique de l’Armée rouge japonaise.
Manga de boxe très populaire à la fin des années 1960, Ashita no Joe ne parle pourtant pas d’étudiants révoltés, ni de manifestants radicaux. Pourtant, il partage avec ceux-ci une vision du monde.
Dans cette histoire, Joe n’a aucun autre but dans la vie que mourir sur le ring, et c’est ce qui se produit à la fin du manga, quand Joe s’écroule à la fin d’un match de boxe, sourire aux lèvres, fier et satisfait de son combat malgré la défaite. La dernière page du manga.
D’autres mangas, tels que Hikaru Kaze20 (Les Vents de la colère) de Yamagami Tatsuhiko, contemporains des événements, évoquent le contexte d’affrontement entre la jeunesse enragée japonaise et les forces de l’ordre, voire l’État japonais.
Si peu de mangas relatent avec précision les mouvements sociaux et politiques du Japon des années 1960, il existe néanmoins une certaine contiguïté entre ces deux mondes, au point que dans les années 1970, beaucoup d’anciens activistes politiques se retrouvent dans le milieu de l’édition de mangas21, pour des questions de goût personnel, mais également parce que les petites maisons d’édition ne vérifient pas le casier judiciaire de leurs employés, contrairement aux grandes entreprises japonaises.
Plus particulièrement, le manga pornographique, en plein essor au milieu des années 1970, devient la terre d’accueil de nombreux anciens activistes des mouvements Zenkyôtô, qui y trouvent un espace de liberté propice à l’irrévérence et à la subversion22.
De la même manière, le Comic Market, événement le plus important pour les amateurs de mangas, qui a lieu deux fois par an au Japon et rassemble des centaines de milliers de passionnés de mangas, a été créé en 1975 sur des principes hérités des mouvements Zenkyôtô (contre le capitalisme, favorisant l’autogestion des clubs de fans, etc.).
Il faut donc attendre les années 2000 pour voir apparaître des mangas qui s’intéressent à ce sujet25. Commençons par présenter Unlucky Youngmen26, publié pour la première fois dans la revue Shôsetsu Yasei Jidai entre 2004 et 2006, puis édité sous forme reliée en deux tomes en 2007.
Dessiné par Fujiwara Kamui et scénarisé par Ôtsuka Eiji, Unlucky Youngmen raconte l’histoire de N., un ancien criminel qui monte à Tôkyô en 1968, et qui, au fil de ses rencontres au bar de jazz le Village Vanguard, rencontre T., apprenti cinéaste obsédé par l’idée de tourner un grand film intitulé, justement, Unlucky Youngmen. Pour ce faire, ils décident de s’associer afin de braquer un fourgon qui transporte 300 millions de yens.
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