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L’artiste a-t-il encore quelque chose à dire au sein du musée, à propos du musée ? Le temps est venu pour lui d’observer ce qui subsiste, dans l’imaginaire collectif, de la tradition muséale des scénographies des avant-gardes modernistes, pour prendre comme point de départ ces modèles canoniques.

Reprenant à leur compte et discutant à leur tour la célèbre réplique de Gertrude Stein à Alfred H. Barr, « je ne comprends pas comment cela peut être les deux, musée et moderne », les artistes dont il va être question dans cet essai s’emploient dès le milieu des années 1980 à scénographier et scénariser une autre histoire de l’art moderne, présentant lors d’expositions anonymes à Belgrade, à Ljubljana, une série de fictions fondées sur des copies de tableaux iconiques de l’art abstrait, de Malevitch à Mondrian.

Ce programme orchestré par l’artiste et philosophe Marina Grzinic (2000, 2005) déployait une synthèse de la « rétro-avant-garde » artistique dans l’Europe de l’Est postsocialiste (Djuric & Suvakovic, 2006) ; il mettait en exergue un choix d’œuvres dont le principe même repose sur la « reprise » d’expositions de la pre­mière moitié du xxe siècle, aujourd’hui incluses dans tout bon manuel d’histoire de l’art moderne - depuis que les travaux de Staniszewski (2001), Newhouse (2005) et Altshuler (2008, 2013) y ont associé celle des expositions.

Ce qui semble caractériser ces figures d’artistes réside dans leur rapport même au musée, car leurs apparitions dans ces institutions se trouvent le plus souvent emboîtées les unes dans les autres, si bien qu’il est souvent délicat de retracer le récit historique de ces véritables « collections d’expositions » - terme plus approprié, en l’occurrence, que celui d’« exposi­tion d’expositions ».

D’un voyage à l’autre dans le temps et dans l’espace, ces installations voient leurs titres légèrement modifiés, non par coquetterie, mais parce que ceux-ci désignent les métamorphoses dont elles font l’objet. C’est certainement en raison de leur infiltration, de leur dissémination volontai­rement partielle et fragmentaire en des contextes si différents monographies ou expositions thématiques les mêlant à d’autres artistes dans des galeries, centres d’art, appartements privés, musées d’art, d’histoire naturelle -, que ces collections anonymes, bien que remarquées ponctuellement par la cri­tique d’art, furent peu commentées à l’Ouest, peu relevées comme des artefacts et des symptômes d’un genre nouveau.

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De manière paradoxale et déjà tautologique, il s’agit donc d’in­terpréter le contexte de ces troublantes tentatives de réécriture de l’histoire de l’art. Deux artistes - ou peut-être un seul ?

Le Salon de Fleurus

Parmi les dispositifs repérés, la collection Salon de Fleurus est présentée par ses auteurs - anonymes - comme un « établissement pédagogique dédié à la constitution, la conservation et l’exposition de souvenirs de l’art moderne au début du xxe siècle ».

Cette installation est plus qu’une élé­gante référence à l’atelier du 27 rue de Fleurus, où Gertrude Stein et son frère Léo installèrent à Paris leur exceptionnelle collection au sein de laquelle les œuvres très tôt acquises de Cézanne, Matisse, Picasso, Braque se côtoyèrent pour la pre­mière fois dès 1904. De fait, il s’agit d’une reconstitution à l’identique du salon, intégrant non seulement les toiles fauves et cubistes, mais aussi chacun des meubles anciens, chaises, tapis, crucifix et bibelots chinés par les Stein.

Il serait aisé de penser qu’il s’agit d’une period room patrimonialisée, d’une nouvelle version de la reconstitution conçue au Centre Pompi­dou pour l’exposition Paris-New York : 1908-1968 (Poinsot, 2007) : à y regarder de plus près, les vues d’installation du fonds d’archives muséographiques du musée national d’Art moderne dévoilent les sources de cette étrange réédition.

Tandis qu’en 1977, Pontus Hulten avait bien entendu réuni les toiles originales, nous nous trouvons ici face à des « panneaux de bois » (pour reprendre la désignation choisie), copies immédia­tement détectables dont la liste mentionne certes les titres exacts des tableaux, mais fait étrangement disparaître dates et noms des artistes.

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Seconde différence notable avec la reconstitution de 1977, cette Collection Salon de Fleurus, New York est aussi une exposition permanente dont le sous-titre, Autobiographie dAlice B. Toklas, renvoie au texte que G. Stein dédia à sa com­pagne, avec laquelle elle vécut rue de Fleurus jusqu’en 1938.

Situé à New York au 41, Spring Street, cet espace clandestin en marge des galeries et centres d’art de Chelsea fut ouvert au public, sur rendez-vous, entre octobre 1992 et avril 2014. Le visiteur pouvait y acheter les copies qu’il souhaitait - tableaux et mobilier compris -, aussitôt remplacées par de nouvelles copies indéfiniment reproduites.

De fait, la migration-transposition de l’appartement de G. Stein à New York constitue une facétieuse manière de retourner la légende d’une Américaine à Paris. Œuvre miroir, cette installation­exposition renvoie également à l’histoire d’une transition : celle du transfert, dans les années 1950, des impulsions de l’art moderne d’un pôle artistique à l’autre, soit de Paris vers New York.

Ce Salon de Fleurus a fermé ses portes pour l’instant ; une circula­tion internationale est annoncée pour 2016-2017, dans une ver­sion augmentée.

Le Museum of American Art

Dans la lignée de la première, une autre collection poursuit ce travail clandestin d’interprétation de l’art. Basée depuis 2004 à Berlin sous le nom de Collection Muséum of American Art, cette institution « éducative » déclare se consacrer « à la collecte, à la préservation et à l’exposition de la mémoire de l’art moderne américain montré en Europe durant les années 1950 et la fin des années 1960 ».

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Ambitieux, ce MoAA présente à Berlin deux expositions per­manentes - Museum of Modern Art et Americans. La première est un hommage à Alfred H. Barr et à ses expositions du MoMA, tandis que la seconde réinterprète une série d’expositions sur l’art américain organisées par Dorothy Miller dans les années 1950 (12 contemporary American Painters, The New American Pain­ting, Documenta 2 - Americans, etc).

Il suffit d’explorer le sys­tème déployé par le module Museum of Modern Art pour mesurer les subtiles variations de cette métastructure, composée des copies à l’échelle un de quarante-six peintures et d’une sculp­ture - la Fontaine de Duchamp - choisies parmi les expositions Cubism and Abstract Art et Fantastic Art Dada organisées en 1936 par A. H. Barr, ensemble auquel s’ajoute une sélection de dessins issue d’une supposée collection de dessins réalisés d’après les pages de leurs catalogues, annoncée ainsi par un cartel : Collection of drawings of an art amateur made on his travels through a mysterious and faraway land.

Dans chacune de ses apparitions, ce dispositif est présenté par les lieux qui l’accueillent de manière semblable, dans le « générique » de l’exposition. En lieu et place du nom du com­missaire d’exposition et de la liste des artistes habituellement présentés, l’usage d’homonymes, le mélange des genres sont ici de mise.

Dans les éditions de catalogues concomitantes, un ordre alphabétique inventorie tour à tour vénérables conserva­teurs de musées (A. H. Barr, D. Miller, Porter McCray), jeunes commissaires d’exposition (Inke Arns, Marina Grzinic, Yann Gourmel et Elodie Royer), directeurs d’institutions, artistes (Kazi­mir Malevitch, Piet Mondrian), philosophes (Walter Benjamin), collectionneurs (Lillie Bliss, G. Stein, Katerine Dreier), toutes périodes confondues, sans distinction entre les vivants et les morts, entre personnes réelles et personnages fictifs.

Cette posture de l’artiste au musée est en cohérence totale avec les « conférences » qui accompagnent, telles un dispositif de médiation culturelle, les infiltrations de ces collections de copies. « On peut désormais affirmer avec certitude que ces toiles sont des copies de Mondrian réalisées par un peintre inconnu, sans écarter pour autant l’éventualité que ces copies soient dues à plusieurs mains différentes.

Depuis 2009, le collectif Museum of American Art organise en effet une série de conférences-diapositives jouées par des performeurs incarnant les figures de P. McCray (conférence intitulée American National Exhibition, Moscow 1959, MoMA and the Inter­national Program), A. H. Barr (Abstract Cabinet and TheModern Narrative), G. Stein (Le démantèlement de l’art), et annoncées comme telles dans les programmes officiels, avec le plus grand sérieux et la complicité des organisateurs.

Durant ces longues conférences sont délivrées une quantité de données historiques vérifiables et de sources iconographiques collectées avec l’abso­lue rigueur d’un historien de l’art obsessionnel, et les porte-paroles de ces personnalités historiques ne manquent pas l’occasion de délivrer, en arrière-plan, une sérieuse critique de ce que les musées firent aux œuvres depuis les années 1930, imposant une lecture formaliste de l’art héritée d’A. H.

« Cela veut dire que la copie contient l’idée de son idéal en plus de sa propre idée : l’idée de la copie.

Une biographie « toute faite » accompagne désormais toute men­tion au fantôme de W Benjamin : semblable aux textes que Chris­tian Boltanski imposait aux conservateurs au début des années 1980, ce fragment autofictionnel tourne en dérision le « récit de soi » de ses collègues. Comme par hasard, on y découvre qu’il est associé au Museum of American Art, au Salon de Fleurus.

En parodiant la structure textuelle réservée aux biographies des critiques d’art et conservateurs, W. Du point de vue de la méthode employée chez les artistes en posture d’écrivain, une autre analogie peut être suggérée : on pense aux récits texte-lmage de Jean Le Gac, qui développe à partir des années 1970 la figure fictive du Peintre, avatar qui sou­ligne son dédoublement autoréflexif sur le travail conjoint du peintre et de l’écrivain : l’artiste rédige des textes à la troisième personne, incisés de longues descriptions qui forment autant de digressions littéraires dont le lecteur peine à distinguer « qui parle ».

Or W. Benjamin est un spécialiste de la digression, qu’il pra­tique à la fois comme figure de style, de rhétorique et comme outil de pensée : les conférences-performances de l’artiste belge Éric Duyckaerts, aussi scientifiques que drolatiques, partagent une méthode semblable.

Lorsque le pseudo-W. Benjamin dissémine sur les panneaux du présumé Musée d’art moderne, au Plateau-Frac Île-de-France, des textes supposément tirés d’un ouvrage non moins fictif, intitulé Fables des artisans, les médiateurs mêmes de l’exposition semblent perdus, ne sachant pas tout à fait ce qu’ils sont autorisés à dire aux visiteurs, piégés dans le protocole fictionnel de ces chapitres jetés en pâture, invoquant « La Ville lumière », « L’Ethnographe et les natifs », ou les espoirs « D’un chan­gement éternel ».

Sans nul doute - et il est étonnant que cet aspect ne soit nulle part mentionné dans les commentaires critiques sur ces expositions -, l’artiste fait directement référence à ce texte majeur de W. En relisant le vrai W. « [Le conteur] est à nos yeux déjà un phénomène lointain, et qui s’éloigne de plus en plus. Présenter Leskov comme un conteur, ce n’est pas le rapprocher de nous, mais bien plutôt en augmenter la distance qui nous sépare de lui. [...] Cette dis­tance et cet angle nous sont dictés par une expérience que nous avons l’occasion de faire presque chaque jour. Elle nous ap­prend que l’art de conter est en train de se perdre.

Or le texte original de W. Benjamin, Der Erzähler, apparaît dans ses successives traductions françaises sous les titres Le narrateur - ainsi que W. Benjamin lui-même le traduit en 1956 - ou Le conteur. L’hésitation est aisément compréhensible, et l’héritage des études en narratologie, notamment après Gérard Genette et Julia Kristeva, explique sans doute pourquoi, dans sa traduction de 2000, Pierre Rusch préfère proposer l’équivalent de conteur ; qui « désigne celui qui raconte une histoire, alors que le “narra­teur” tend de plus en plus à désigner une figure interne au dis­cours, en quelque sorte, dit-il, le “représentant” de l’auteur dans le texte » (Benjamin, 2000b : 114, N.d.T).

Cette frontière très poreuse entre ces deux concepts est précisément le territoire sur lequel W. Benjamin avance ses pions. C’est en narrateur, en figure interne au récit fictif d’une histoire de l’art moderne, qu’il renvoie à « l’au­teur Benjamin », le vrai conteur qu’il se propose d’incarner en déplaçant - ou en gommant - la marque de l’auctorialité.

Depuis 1986, les écrits de W. Benjamin (2014) incorporent, digèrent et enveloppent ceux de W.

Les abondantes études sur l’art postsocialiste dans l’ex-Europe de l’Est (Erjavec, 2003 ; Grzinic, 2006) font clairement apparaître l’existence d’autres artistes formés en collectifs plus ou moins ano­nymes, ou qui, à l’instar d’Irwin et de NSK (Neue Slowenische Kunst), travaillent précisément sur ce trouble identitaire - jusqu’à éditer et distribuer de vrais faux passeports à l’effigie d’un État artistique fictif, syndrome du traumatisme du démantèlement de l’ex-Yougoslavie.

En croisant des données plus précises concer­nant les interventions de W Benjamin et de Kazimir Malevitch, seuls certains historiens d’art semblent assumer la responsabilité de la révélation de sa véritable identité (Suvakovic, 2003 ; Wetzler, 2014). Ces derniers font en effet le rapprochement avec l’activité de Goran Djordjevic, né à Belgrade en 1950, qui fit carrière dans les années 1970 en tant qu’artiste conceptuel investiguant les sys­tèmes mathématiques formels et analytiques, qu’il interprétait comme des ready-made théoriques.

Il apparaît qu’à la fin des années 1970, il commence peu à peu à utiliser la technique de la copie, cherchant alors à effacer les frontières entre culture savante et culture populaire. Selon Ales Erjavec (2003 : 114), il concentre son attention sur les relations entre l’avant-garde, l’art moderniste occidental, l’art du Realsozialismus, et celui du kitsch.

Connu pour son entreprise radicale de copie d’œuvres (exposition Copies, Museum fur Kultur, Hamburg, 1982), G. Djordj...

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