Jean-Paul Sartre, figure majeure de la philosophie et de la littérature du XXe siècle, a marqué son époque par ses réflexions profondes sur l'engagement, la liberté et la responsabilité de l'écrivain. Au cœur de sa pensée se trouve une conception particulière du langage, qu'il compare à un "pistolet chargé". Cette métaphore saisissante révèle la puissance des mots, capables de transformer le monde, d'éveiller les consciences et de susciter l'action.
Pour Sartre, il existe une différence fondamentale entre la poésie et la prose. La prose implique ainsi un usage transitif et utilitaire du langage, puisque le mot n’est que le moyen d’autre chose ; à peine est-il prononcé, écrit ou lu, nous l’abandonnons aussitôt au profit de la chose qu’il désigne, suivant le fil conducteur que nous avons tracé entre le mot et l’idée ; le signifiant n’est qu’un jalon, une borne matérielle laissée au bord d’une route linéaire à sens unique. La logique de la praxis veut qu’il y ait dépassement d’un objet (le mot) et son intégration dans une totalisation qui le dépasse (l’idée ou l’action), alors que la poésie opère une boucle à l’intérieur de la langue, identifiant les mots à des choses.
L’absence de modification du réel sépare ainsi la poésie de la prose tout en permettant à la peinture et à la poésie de converger vers une même forme d’expression : le poète est « quelqu’un qui utilise les mots d’une autre manière » que le prosateur, « c’est-à-dire en tant qu’ils sont des objets dont l’assemblage produit certains effets, comme des couleurs sur une toile en produisent ».
Lorsqu’on fait appel à la liberté pour créer un poème sans pour autant changer le réel, pour le pur plaisir de la contemplation ou de la jouissance esthétique, c’est incontestablement le signe que l’on transforme la création en un épiphénomène qui, faute de dévoiler et de transformer le monde, essaye « de le copier le mieux possible, avec des mots, comme le peintre réalise la copie avec des couleurs ».
Par ailleurs, ce qui distingue la poésie de la prose rapproche la prose de la politique : la littérature serait un appel à la liberté de l’autre, cherchant à nommer le monde pour le transformer, sans pour autant recourir à une violence inutile. Mais, du coup, victimes collatérales de cette rigidification de l’engagement littéraire, peinture et poésie semblent exclues de cette reprise en charge du monde par la liberté humaine : si le véritable écrivain « n’écrit pas … ne parle pas dans le désert », si la véritable libération ne se fait pas « en faisant des poèmes ou par une embrassade générale des gens, un beau jour », alors les beaux arts se voient expulsés hors du champ de la praxis vers celui de l’exis.
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Sartre précise d’ailleurs que le romancier se livre sans forcément en avoir l’air, parce que le message est contenu dans un style qui sait passer inaperçu, et surtout parce que la pure littérature est «une subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif». Finalement, c’est le lecteur qui achève l’œuvre; c’est lui qui reçoit le message de l’écrivain et qui le fait exister totalement dans ses actes.
Il est vrai, rappelle Sartre en s’inspirant de Brice-Parrain, que les mots sont comme des « pistolets chargés » ; ils visent une cible et une fois le coup tiré, doivent l’atteindre avec précision ; si nous devons utiliser les mots comme des armes, « il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d’entendre les détonations ».
Par contraste avec ce tragique diagnostic, les mots de Sartre sur ce que devrait faire un critique littéraire nous paraissent sinon complètement anachroniques, du moins follement exigeants (2). Selon lui, toute critique ne devrait être qu’un dialogue permanent entre Montaigne et Pascal (argument intéressant), mais lesquels de nos journalistes du moment ont réellement une connaissance suffisante de ces auteurs ? On pourrait presque parier qu’ils ne les ont jamais lus in extenso, voire qu’ils ne les ont pas lus tout court. En affirmant une telle exigence, Sartre suppose à bon droit que tous les romans détiennent quelque chose qui nous ramène inexorablement à Montaigne et Pascal, sans doute à la mort et à l’espérance, parce que n’importe quel roman approfondi n’échappe pas aux thèmes mêlés de la finitude et de la confiance en une région ou une entité transcendante.
Appelé par son œuvre, saisi par le sentiment de mener une mission, l’écrivain engagé, dès les premiers mots, ne peut et ne doit viser que la liberté, seul sujet qui soit pour Jean-Paul Sartre. Entendons d’abord par là que l’écriture ne se fait pas pour des esclaves, elle est au contraire un agent d’émancipation, un dispositif de délivrance qui sécrète un néant pour éconduire tout ce qui nous incite à être au lieu d’exister. La littérature engagée est donc ce par quoi le lecteur anéantit les conditions éventuelles de sa rigidité existentielle, de la même façon qu’elle est ce par quoi l’ordre établi ne peut subsister indéfiniment.
Ce plaidoyer pour la liberté pourrait sembler ordinaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, date à laquelle Sartre publie ses réflexions sur la littérature, cependant chacun est à même de comprendre que la liberté visée par le philosophe ne concerne pas spécifiquement une liberté politique où le peuple est souverain et existe en fonction de lois qui personnifient la volonté g...
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