Daniel Gaxie appelle « problème politique » toute question débattue à l’intérieur du champ politique et contribuant à structurer la lutte concurrentielle pour le pouvoir. Défini de cette façon, un problème politique devient « national » quand il accède aux espaces de jeu (le gouvernement et le Parlement) où les agents sociaux sont en lice pour accéder aux plus hautes positions de pouvoir.
Comment « Plogoff » est-elle devenue un tel problème politique national ? C’est certainement l’enquête d’utilité publique et les réactions qu’elle a suscitées qui ont contribué à changer le statut de la mobilisation. La mobilisation de Plogoff était donc une mobilisation sociale parmi beaucoup d’autres dans une période socio-économique très difficile, sur une question, l’atome civil, qui n’apparaissait pas toujours comme prioritaire par rapport à celles du ralentissement de la croissance économique et du chômage. Jusqu’à l’hiver 1980, cette mobilisation restait, pour les acteurs légitimes du champ politique, une affaire secondaire, même pour le PS qui avait pourtant relayé la mobilisation.
Mais, l’enquête d’utilité publique a produit un effet de cristallisation, la commune de Plogoff devenant l’emblème de la résistance au nucléaire. Plogoff était dans « Plogoff », mais aussi tous les opposants qui, en Bretagne, s’opposaient depuis 1974 au programme nucléaire. Ce changement de statut s’est opéré à travers des logiques sociales qui n’étaient pas entièrement maîtrisées par les protagonistes. Un certain nombre de déterminants a joué pour conférer à la mobilisation antinucléaire une dimension nouvelle qui lui a permis d’occuper une position que l’on ne pouvait pas ignorer dans le champ politique.
Pour Jacques Sémelin, il existe une « force des faibles ». Pour cet auteur, la force du faible s’acquiert par la « triangulation » de la question débattue. C’est en intéressant les médias (considérés ici comme des tiers) et à travers eux les récepteurs formant l’opinion publique, que les acteurs occupant une position subordonnée peuvent acquérir suffisamment de force sociale pour faire plier les forces politiques prédominantes. En servant de témoin au conflit, les médias peuvent contribuer à modifier la relation prédominants/subordonnés, en donnant du crédit social à la mobilisation.
Cette triangulation n’est jamais acquise a priori. Elle nécessite un investissement considérable, des ressources, de la chance aussi sans doute. Un des points les plus sensibles est celui de l’utilisation de la violence. En effet, l’utilisation de la violence peut empêcher, d’accéder au statut de problème politique. En revanche, les armes de la non-violence et de l’humour peuvent être bénéfiques dans les sociétés médiatisées.
Lire aussi: La lutte de Plogoff contre le nucléaire
Dans le cas de « Plogoff », la relative modération des opposants et l’humour qu’ils ont su employer ont fait contraste avec la force déployée par les pouvoirs publics. Dans une logique de « jiu-jitsu politique », le « petit » s’est servi de la force de l’adversaire pour le déséquilibrer. Ce déséquilibre a été produit par l’étonnement, l’inquiétude, et l’admiration suscités dans le public, par l’intermédiaire des médias. Au final, en suscitant l’intérêt et le soutien d’un très large public qui allait au-delà des « antinucléaires » au sens strict, « Plogoff » a généré un moment de fluidité sociale qui lui a donné une dimension supplémentaire.
En triant les informations et en les hiérarchisant, les médias exercent une fonction d’agenda, c’est-à-dire qu’ils tendent à structurer le débat public. Il est donc particulièrement intéressant d’examiner les représentations que les journalistes mobilisent dans leur travail d’écriture de l’actualité. Gamson et Modigliani ont ainsi montré que les médias mobilisent régulièrement un certain nombre de « panoplies médiatiques » qui servent à habiller leur production. Selon ces auteurs, une « panoplie médiatique » combine un cadre interprétatif global et un jeu d’images, de métaphores, d’événements particuliers permettant d’illustrer ce cadre afin de le rendre accessible au public. En quelque sorte, cette « panoplie médiatique » met en récit l’information. Ce concept de « panoplie médiatique » a permis d’identifier la grille de lecture qui s’est imposée chez les journalistes à propos de l’EUP à Plogoff.
Un ensemble de logiques sociales, en partie liée au travail médiatique, a fait émerger un type de récit spécifique à propos de la mobilisation de Plogoff. De façon générale, les opposants de « Plogoff » ont été présentés comme les « petits » qui affrontaient les promoteurs de l’atome, les « gros ». Dans un travail collectif effectué pour garder la mémoire des événements qu’ils avaient vécus, un groupe de huit journalistes du journal Ouest-France a par exemple déployé cette image sous différentes formes. Le lyrisme de ce texte qui consacrait « Plogoff » s’explique sans doute par la proximité et par la chaleur vécue de l’événement. Dans leur introduction, les journalistes sollicitaient la figure scolaire d’une fable de La Fontaine, Le Pot de terre et le Pot de fer. Plus loin dans le texte, ils dénonçaient « l’invincible Armada de la République française ». Enfin, ils soulignaient comment « la fronde de David a ébranlé Goliath le colosse ». Les opposants ont été présentés comme de « courageux petits Bretons » qui résistaient à « l’envahisseur nucléaire ».
Au XVIIIe siècle, des écrivains, souvent des britanniques, sont partis sur les routes de France à la recherche d’une sorte de primitivisme européen. Ils étaient en quête d’un paradis perdu alors que les bouleversements de la révolution industrielle étaient déjà perceptibles. Dans cet état d’esprit, ils ont souvent voyagé en Bretagne, où la vie traditionnelle des Bretons suggérait que la population restait à l’abri des atteintes de la modernité. Le « sujet breton » a été aussi très présent dans les milieux artistiques parisiens touchés par une vague de celtisme au début du XIXe siècle.
Par exemple, Jacques Cambry, un des fondateurs de l’Académie celtique, a fait une description dans son « Voyage dans le Finistère », publié en 1799, qui a contribué à diffuser les premiers clichés sur la Bretagne et ses habitants. Alain Corbin a également souligné qu’un « comique de l’espace » s’était déjà développé dans les théâtres parisiens au début du XIXe siècle. En 1820, la phrase « Cela fera du bruit dans Landerneau » déclenchait l’hilarité générale des spectateurs d’une pièce de théâtre d’Alexandre Pineu Duval. Elle est entrée ensuite dans le langage courant.
Lire aussi: Tentative d'assassinat de Donald Trump : analyse et conséquences
La province était perçue comme un territoire déprécié (« c’est mort »), caractérisé principalement par des carences (manque d’information, manque de vie publique, manque de festivités, etc.). Dans le cas de la Bretagne, la construction du stéréotype breton s’est aussi réalisée sur la base d’un clivage idéologique opposant le religieux et le laïc. Pour les tenants de l’ordre religieux, les Bretons étaient par exemple « fidèles », « croyants », et « courageux ». Dans une logique d’inversion critique, les laïcs voyaient les Bretons comme « têtus », « superstitieux », et « révoltés ».
Plus tard, au début du XXe siècle, le renforcement de ces archétypes provinciaux a été lié à l’émergence d’une presse populaire illustrée. Un pittoresque breton s’est ainsi développé tout au long du XXe siècle. Il a très été présent dans les colonnes de la presse quotidienne régionale. Dans les années 1970, les pages locales du sud-Finistère du Télégramme et d’Ouest-France accueillaient encore des articles consacrées explicitement à un certain pittoresque de la région.
Parfois en manque de sujet, le rédacteur local pouvait évoquer la vie ancienne des pêcheurs, les coutumes locales, etc. Il n’est donc pas étonnant que cette logique du pittoresque se retrouve à l’occasion de « Plogoff ». Les journalistes se sont souvent délectés du comportement et des slogans des opposants car ils exprimaient, selon leurs schèmes de lecture de la réalité, une sorte d’« éternel breton ».
L’enquête d’utilité publique à Plogoff a bénéficié d’une importante couverture médiatique, même si tous les médias n’ont pas accordé la même place à la mobilisation. Beaucoup de journalistes ont été séduits par la mobilisation et ont tenté de trouver des clés d’explication de la force de l’opposition. Par exemple, Ouest-France se disait surpris de la détermination des opposants et l’expliquait par la « rudesse du caractère d’une population habituée aux coups durs sur ses roches du bout du monde ». Même la presse écologiste ne reculait pas devant les clichés.
Le journal La Gueule ouverte s’est essayé à l’ethnologie spontanée : « Des sauvages !, m’avait-on laissé entendre chez des commerçants d’Audierne… Peut-être… Si sauvages signifie enracinés au pays, ceux-là le sont… Ils ont leur mot pour désigner “l’étranger”, celui qui dérange le rituel de leur vie ; sans doute, le “progrès” est venu avec la route, les voitures, l’électricité… mais sous le vernis du XXe siècle, l’âme rude se manifeste aux petits signes du quotidien… les fonctions s’inscrivent dans leurs gènes, à l’égal des rythes (sic)… »
Lire aussi: Tout savoir sur les enjeux des vieux fusils
Cette réactivation de stéréotypes peut d’abord s’expliquer par le fait que les journalistes ont souvent été décontenancés par l’altérité bretonne et capiste. L’orthographe des noms propres bretons n’était pas toujours conforme (« Beuzec Cap Sizin », « Louis Le Pinsec »). Les journalistes de la Gueule ouverte, encore eux, confondaient les Capistes avec les Bigoudens. D’autres journalistes parisiens ne savaient pas s’il fallait, pour évoquer les habitants de Plogoff, parler des « Plogoffois », des « Plogoffiens », voire des « Plogovittes ».
Pour combler le manque de connaissances sur la région, les journalistes des médias nationaux ont donc eu recours aux stéréotypes sur la Bretagne et les Bretons, ce qui permettait à moindre frais de tenir un discours sur la région et ses habitants. Un journaliste à Ouest-France avait noté ce fait :« … Mais on avait le sentiment d’ailleurs que les Parisiens, quand ils venaient, ne comprenaient rien à rien dans une affaire comme ça, quoi. Ils venaient, eux aussi, avec des idées préconçues, je crois, les confrères (… Euh, j’y vais avec des pincettes…) : “Bon, décidément, il y a des sauvages à la pointe du Raz ! Ce sont des êtres mal dégrossis, quoi… Ils ne comprennent pas leur intérêt”… »
De façon assez remarquable, « Plogoff » a réactivé dans la presse nationale trois clichés liés à l’ethno-type du Breton : le cliché du Breton « entêté », celui du Breton « rebelle » (du « Chouan »), et enfin, le cliché du Breton « primitif ».
Voici un tableau qui présente des exemples d’utilisation de ces stéréotypes dans les médias nationaux :
Médias | Extraits | Clichés |
---|---|---|
Le Canard enchaîné, 30 janvier 1980 | « Le problème, c’est que les Bretons, venus très tard à la civilisation occidentale… » « Leur degré d’obscurantisme… » | Primitif |
Europe 1, 31 janvier 1980 | Fin du reportage : « … le vieux cantique breton qui célèbre la foi de nos ancêtres ». | Primitif |
France Inter, 31 janvier 1980 | « … vieux chants bretons… » | Primitif |
Libération, 1er février 1980 | Titre de l’article : « La bataille de Plogoff » | Rebelle |
France-Inter, 4 février 1980 | Titre du communiqué : « La grogne des Bretons contre le nucléaire » | Rebelle |
Le Matin, 4 février 1980 | Titre de l’article : « Plogoff : le combat têtu d’une communauté menacée »« Voilà Plogoff. Le temps l’a à peine changé. On y connaît encore les vieilles chansons bretonnes. » | Entêté, Primitif |
Le Figaro, 15 mars 1980 | « Le caractère ombrageux et violent des habitants du Cap-Sizun, qui ont véritablement une mentalité d’îliens et passent pour plus têtus que les autres Bretons, n’a pas facilité les choses. » | Rebelle, Primitif, Entêté |
Le Nouvel Observateur, 5 février 1980 | « Ambiance de guerre à Plogoff »« … la bataille avait commencé il y a plusieurs années… » | Rebelle |
Vie actuelle, 11 février 1980 | « … d’authentiques Bretons, visages burinés… » | Primitif |
Le Monde, 12 février 1980 | Fin de l’article : « L’entêtement des gens de la pointe du Raz est légendaire. L’adversité ne fait que les stimuler. Et puis, les Bretons se passionnent chaque jour davantage pour ces hommes qui, à l’écart des partis politiques, poursuivent l’éternel combat de leurs pères contre tout ce qu’on a essayé de leur imposer de l’extérieur. » | Primitif, Entêté, Rebelle |
Le Nouvel Observateur, 13 février 1980 | « Ici, vit un peuple secret et farouche, peuple de marins et de paysans, enfouis dans le vent, la brume, sur la lande rase… » | Primitif, Rebelle, Entêté |
Le Point, 13 février 1980 | « Ils viennent manifester, durement, silencieusement, avec de dures idées rentrées dans la tête. » | Rebelle, Primitif, Entêté |
Libération, 18 février 1980 | Titre : « Plogoff, un pays en état de guerre »Sous-titre : « La guérilla anti-nucléaire bat son plein » | Rebelle |
Le Matin, 1-2 mars 1980 | Titre : « Les Chouans de l’antinucléaire »« à Plogoff, le village breton… » | Rebelle, Primitif |
Le Monde, 4 mars 1980 | Titre : « Les rebelles du cap Sizun »Fin de l’article : « La Bretagne ne s’avouera jamais vaincue. » | Rebelle, Entêté |
France Inter, 6 mars 1980 | Titre : « Plogoff ! Capitalede la guérilla anti-nucléaire » | Rebelle |
Libération, 7 mars 1980 | Titre : « La fronde de Plogoff » | Rebelle |
Le Monde, 15 mars 1980 | « Brutalement à l’occasion de cette “enquête bidon”, on a vu resurgir la Bretagne profonde.Une Bretagne enracinée dans ses traditions, sa langue et son éternel combat contre les envahisseurs. » | Primitif, Rebelle |
Le Figaro, 22 mars 1980 | Titre : « Plogoff : les Chouans se réveillent »« … un retour aux réflexes ancestraux qui les conduisirent à résister inlassablement à toutes les incursions du pouvoir central dans leur “pays”… »« … une volonté farouche… » ;« … vieilles hantises primitives… » | Rebelle, Primitif, Entêté |
La prégnance de ces clichés explique sans doute pourquoi les médias nationaux ont très peu évoqué la présence des militants de l’écologie politique. Ils ont surtout axé leurs reportages sur l’action des habitants de Plogoff dont ils pouvaient facilement rendre compte en mobilisant les stéréotypes sur la Bretagne et les Bretons. Pourtant, mis à part quelques cas, l’utilisation du cliché n’était pas non plus systématique dans les articles. Elle a surtout servi à donner une coloration plus vive à la panoplie médiatique des journalistes.
tags: #des #pierres #contre #des #fusils #signification