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Lorsque je vins pour la première fois à Saint-Étienne, c'était à la veille d'un jour de marché. Je fus réveillé aux aurores par les agents de la ville, car ma voiture était stationnée sur une place où les camelots devaient installer leurs stands. Je m'en tirais sans contravention, ce qui n'aurait pas été le cas dans la capitale. Sans demander mon reste, je fis démarrer mon véhicule, un coupé sport que j'avais acheté 2500 francs en 1986 (environ 660 euros de 2018 en équivalent de pouvoir d'achat, selon l'Insee).

Rencontre avec les artisans stéphanois

Je rencontrais d'abord M. Terrier, un artisan installé au 39 rue des Basses Rives. Dans les odeurs d'huile de son atelier, une grande machine verticale émettait un cliquetis régulier, à la manière d'un métronome. C'était une rectifieuse pour les âmes des canons. D'après lui, la tolérance qu'il obtenait était de 2/100e de millimètre. Crochets vers le haut, les canons reposaient dans un bain de lubrifiant. Afin de produire un trait croisé, les têtes d'alésage tournaient dans un sens en descendant, puis dans l'autre en remontant. M. Terrier prenait plaisir à me faire découvrir son travail, car il en avait la passion.

Après, j'allais visiter un fabricant stéphanois réputé, Boucher. Le plancher était en bois et les établis faisaient le tour d'une grande pièce. Le père avait œuvré là toute sa vie. C'était au tour du fils, mais celui-ci avait blanchi sous le harnois. Lorsque j'arrivais, il était en train de tailler les coquilles d'une bascule de fusil superposé. Avec un œil d'aigle, il donnait une suite de coups de burin précis. Pas d'ouvriers autour de lui, car la cadence de production ne l'exigeait plus. Devant une fenêtre, je remarquais une presse à crosse sans âge. Fruit d'une conception ancienne, son armature était relativement fine.

Au 131 de l'avenue Antoine Durafour, je passais devant l'ancien atelier de Ploton-Barret qu'Antoine Pirrera, le plus jeune artisan de la ville à ce moment-là, avait racheté. Il avait misé sur une production entièrement artisanale. Malheureusement, la chance n'avait pas été au rendez-vous. À deux pas de là, j'allais rendre visite à M. Favier qui s'était investi dans une fabrication plus mécanisée, d'où la gamme des fusils Gefar et Dactu. Il avait vécu la grande période de l'armurerie stéphanoise.

Je visitais aussi Cooparm, l'entreprise de Luc Debruyn. Celui-ci avait fabriqué une machine pour pré-mécaniser les crosses à partir d'un modèle. Il livrait notamment Gastinne-Renette pour leurs carabines à queue de boîtier prolongé. Je terminais par un détour chez M. Porron, un bronzeur stéphanois qui faisait les bronzages à la couche. L'atelier de celui-ci était sombre avec une atmosphère vaporeuse.

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L'armurerie à Liège: une autre capitale

La première fois où je visitais Liège, ce fut avec Gilles que nous venions d'embaucher. Il connaissait Liège puisqu'il avait fait ses études d'armurier là-bas. Nous sommes arrivés tard le soir. Les banques étaient fermées. Pas moyen de faire le change avec notre argent français. Nous nous sommes dépannés dans un café. Cela nous coûta quelques tournées, mais l'ambiance était accueillante. Nous avions un boîtier de carabine haut luxe à faire traiter. Le lendemain, nous sommes allés chez le trempeur à côté du banc d'épreuve. Il s'occupa immédiatement de ce travail. Après, Gilles voulut absolument me présenter un bronzeur spécialisé dans les bains rapides. L'atelier de celui-ci était tout en longueur, rempli de cuves où il plongeait des séries de pièces au kilo. Il s'appelait Popof. Une fois qu'on le connaissait, il était impossible de l'oublier. Il portait une grande marque sur le front. D'où venait-elle ? Un jour de cuite, il s'était endormi devant son touret à polir.

Une chose que j'appréciais dans les capitales armurières, c'était la présence sur place de tous les fournisseurs. Un canon pour fabriquer une carabine ? Une visite chez Delcourt réglait le problème. Besoin d'un bois pré-mécanisé ? Il suffisait d'aller voir le jeune Perrée, diplômé de Liège, dont les machines parfaitement réglées livraient des crosses aux entaillages impeccables. Une bascule de double express ou un boîtier type Mauser take-down ? Un petit détour chez Sylvestre, qui usinait tout ce dont un armurier avait besoin.

J'eus l'occasion de visiter les ateliers de Magerissen, un canonnier qui exerçait à domicile. Derrière sa maison, entre les plants de tomate et les salades, il avait bâti son antre. Un four à canon se trouvait à l'entrée, comparable à ceux que les boulangers utilisaient pour cuire le pain. Fabriqué en briques rouges, on le chauffait au bois. M. Magerissen m'expliqua que trois à quatre heures de chauffe étaient nécessaires pour l'amener à bonne température.

Dans le quartier Jonfosse, l'hôtel particulier des établissements Raick frères se dressait. Des rails s'en échappaient jusqu'à la gare de triage, ultime réminiscence d'une gloire passée. Autrefois, cette maison exportait des armes par wagons entiers partout dans le monde, y compris jusqu'aux Etats-Unis et en Iran. Monsieur Raick, dernier du nom, appartenait à l'ancienne bourgeoisie belge. Éduqué dans les meilleures écoles anglaises, il en avait gardé les bonnes manières. C'était un homme d'une grande courtoisie et d'une extrême délicatesse. J'ai eu l'occasion de le rencontrer à plusieurs reprises. Il gardait vivant le souvenir de ses ancêtres en essayant de conserver une fabrication digne de ce nom, mais la chance n'avait pas été de son côté.

L'évolution de l'armurerie et l'exemple de Verney-Carron

Les Francisque sont des copies des fusils Darne, sur lesquels je lui fis alors une réflexion. La particularité de ces mécanismes ? D'ailleurs, celle-ci peut s'ouvrir au tir si elle a trop de jeu. Pour cette raison, un Darne doit toujours être entretenu soigneusement. Mon père m'avait parlé d'un chasseur portant une cicatrice à la joue à cause de cela. Celui-ci utilisait un modèle R dit « à petite clé » par opposition au modèle V « à grande clé » plus robuste. Devant lui, il ne fallait pas prononcer le nom de Verney-Carron. D'après M. Favier, année après année, Verney-Carron avait pris le contrôle. Peu de temps après, Favier vendit son entreprise à Paul Demas. Ce dernier était compagnon d'établi d'Antoine Pirrera lorsque tous deux travaillaient chez Chapuis. Demas, qui partait sur des bases pré-mécanisées, connut le succès. Quelques décennies plus tard, Demas vendit son entreprise qui devint l'atelier Excellence de... Verney-Carron.

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Aîné des garçons dans une famille où l'on est armurier de père en fils depuis deux siècles, Claude Verney naît à Saint-Etienne au mois de décembre 1800. Il participe en 1820 au Concours d'armurerie organisé par la ville de Saint-Etienne et gagne le premier prix, juste récompense du magnifique travail de sculpture et de monture qu'il avait réalisé sur un bois de fusil. Le Musée d'Art et d'Industrie en fait l'acquisition et le classe parmi les plus beaux spécimens de l'époque. Un plus tard, en 1830, il épouse Antoinette Carron, la fille d'une autre famille d'armurier et donc a changé le nom de son entreprise en Verney-Carron. Claude Verney-Carron décède en 1941. A la Libération, c'est donc son fils Jean, aidé d'Auguste Marze, qui a la lourde tâche de remettre en route une entreprise amputée de la moitié de son personnel et dont le matériel est plutôt obsolète. Claude Verney-Carron, fils de Jean, rejoint l'Entreprise en 1948 comme collaborateur à la succursale de Paris. Un contrat de fabrication sous licence est signé en 1954, marquant un nouveau tournant dans l'Histoire de la Maison. Le Sagittaire, premier fusil superposé français produit en grande série, est lancé en 1966 et s'assure immédiatement la place de leader sur le marché. Au cours de cette période, Verney-Carron remporte le contrat de fabrication de sous-ensembles pour le FAMAS, le nouveau fusil d'assaut de l'armée française. En 1999, un nouveau Flash-Ball destinée au secteur de la sécurité, baptisé « Super Pro », deviendra peu à peu l'une des armes de base de la police nationale française et attend d'être équipée par la police municipale. En 2002 est prise une grande et importante décision concernant la diversification souvent recherchée. Verney-Carron décide de lancer une ligne de vêtements, puis d’accessoires portant sa marque en créant la société "Ligne Verney-Carron" en partenariat avec Club Inter chasse (CISAS). Fin 2004, Verney-Carron rachète les Ets Paul Demas, qui deviendront L’Atelier Verney-Carron en 2008. En 2017, l'entreprise crée un pôle défense afin de pouvoir répondre aux appels d'offres des forces armées.

La mécanisation de l'armement au XIXe siècle

Au XIXe siècle, la fabrication des armes militaires légères (fusils et pistolets) ne peut demeurer en dehors des progrès de la Révolution industrielle. La guerre de Crimée révèle les performances accrues, en termes de portée et de précision, des fusils à canon rayé. Soucieux de modernité, le Second Empire décide, en 1862, de remplacer la production artisanale des armes militaires individuelles par la fabrication mécanique, grâce à l’emploi systématique des machines-outils, qui garantit l’interchangeabilité des pièces. De 1863 à 1868 est construite à cet effet, à Saint-Etienne, une usine ultramoderne. Parallèlement, les expériences destinées à choisir un nouveau fusil pour l’armée française aboutissent à retenir le Chassepot modèle 1866.

En fait, de 1850 à 1870, les responsables militaires et politiques sont confrontés à un double défi. Il importe d’une part de doter l’armée d’un fusil moderne. Il faut, parallèlement, passer d’une production essentiellement manuelle, assurée par des armuriers qualifiés, à une production mécanisée, fondée sur un recours systématique aux machines-outils. À l’issue des guerres de la Révolution et de l’Empire, la modernisation de l’arme vise un triple objectif : supprimer les ratés au départ du coup en remplaçant la platine à silex par une platine à percussion, obtenir un tir précis à longue portée grâce à l’adoption du canon rayé et de balles profilées, et enfin accroître la cadence de tir en recourant au chargement par la culasse et non plus par la bouche.

En 1864, le conflit prusso-danois démontre la supériorité des fusils à chargement par la culasse sur ceux à chargement par la bouche. Napoléon III, partisan avéré de l’innovation, pousse alors le Comité d’artillerie dans la voie de la modernisation. Normaliser la production en recourant à des machines pour assurer l’exacte reproduction des pièces est une idée déjà ancienne, mise en avant par Honoré Blanc. Le processus retenu porte en effet seulement sur la platine du fusil modèle 1777 et exige une finition manuelle à la lime. Désireux de mettre le plus largement possible ce concept en pratique, les États-Unis décident en 1814 de réaliser une arme individuelle dont les pièces seront réellement interchangeables. Ils y parviennent finalement avec le fusil modèle 1842. En France, en revanche, le procédé d’Honoré Blanc, d’un coût plus élevé que la fabrication artisanale, est abandonné, si bien que la production demeure, pour l’essentiel, manuelle. Les ouvriers armuriers réalisent des parties d’armes, voire des armes complètes, selon des gabarits.

Le rapport établi en 1868 par le colonel René décrit la situation jusqu’aux années 1860 : « Presque toutes les pièces de l’arme étaient fabriquées à la main. »

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Défis et résistances à la mécanisation

La volonté de mécanisation se heurte d’autre part à un certain nombre de difficultés conceptuelles. En effet, la recherche permanente de la performance dans les fusils est avant tout le fait d’armuriers, qui imaginent des solutions techniques dans leur domaine, sans prendre en compte les éventuels problèmes de fabrication par procédé mécanique. De plus, à ces limitations conceptuelles, s’ajoute, pour les responsables, le poids des préoccupations sociales, en d’autres termes, des dégâts humains susceptibles d’être occasionnés par le passage d’un système artisanal ou semi-artisanal à un système mécanisé.

En termes de ressources humaines, les usines d’armement de l’époque possèdent une organisation très stricte. On trouve d’abord un certain nombre d’exécutants que le colonel René décrit ainsi : « Le personnel des ouvriers comprend trois catégories : les ouvriers immatriculés, liés au service par un engagement qui leur assure une retraite, les ouvriers libres qui peuvent quitter les manufactures en prévenant trois mois à l’avance ; les ouvriers militaires détachés temporairement de leurs corps par ordres ministériels. » Les fonctions d’encadrement sont, elles, réparties entre civils et militaires.

En 1855 intervient un événement déterminant. Le Royaume-Uni, qui se penche sur la question de la fabrication mécanique des armes de guerre, envoie une commission d’officiers étudier le système américain. Finalement, Londres achète machines et procédés en usage dans l’Union, afin de créer la première manufacture d’État anglaise susceptible de produire annuellement 120 000 armes.

Né en 1822 à Guebwiller, Kreutzberger émigre en septembre 1848 aux États-Unis. Engagé comme manœuvre par la firme Remington, il connaît une ascension professionnelle très rapide. Son credo est simple : prenant exemple sur le système américain, il entend mécaniser le travail afin d’assurer la parfaite interchangeabilité des pièces. Frappé par l’exemple du gouvernement britannique, qui vient d’acheter son usine d’Enfield « clé en main » aux Américains, il offre ses services au ministre de la Guerre de Napoléon III dès septembre 1855.

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