Le 21 novembre 2024, l’armée russe a tiré contre le complexe industriel ukrainien de PivdenMash/YuzhMash, près de la ville de Dnipro, un missile inconnu auquel la propagande du Kremlin a donné le nom d’Oreshnik. Ce tir, scruté de près, suscite des inquiétudes.
D’une part, parce que ce missile peut être équipé d’ogives nucléaires, et d’autre part, parce qu’il marque l'apparition d’une nouvelle arme de l’arsenal russe, dont Moscou affirme qu’elle est capable de changer le cours de la guerre. Mais faut-il croire l'état-major russe ? Que révèle l’usage de ce missile sur la rhétorique nucléaire de Vladimir Poutine ? Que nous apprennent ces frappes sur l’évolution stratégique du conflit ?
Le missile "Orechnik" est un nouvel armement balistique de portée intermédiaire développé par la Russie. Il a une portée estimée entre 2000 et 3000 kilomètres et représente une évolution du missile RS-26, un programme interrompu en raison de son coût.
Cette nouvelle arme relance un type de missile précédemment interdit par le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) signé en 1987, entre l'URSS et les États-Unis, qui interdisait les missiles de portée intermédiaire. Le retrait des États-Unis du traité en 2019, suivi par la Russie, a permis la relance de ces programmes, explique Héloïse Fayet.
Contrairement aux missiles intercontinentaux russes, utilisés avec une charge nucléaire, le missile "Orechnik" peut emporter une charge conventionnelle. "L'objectif de la Russie est d'utiliser plusieurs de ces missiles simultanément pour atteindre des sites qui, jadis, ne l'étaient qu'avec des armes nucléaires et donc de frapper beaucoup plus facilement des sites européens en Ukraine, en Pologne, en Roumanie, dans les pays Baltes, sans franchir le tabou nucléaire", précise Héloïse Fayet.
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L'utilisation d'un tel type de missile est en grande partie motivée par des objectifs politiques. La frappe n’a que peu d'impact militaire aux yeux d'Héloïse Fayet, mais "elle envoie un message politique aux pays occidentaux pour qu'ils réduisent leur soutien à l'Ukraine".
Le président russe, Vladimir Poutine, cherche également à rappeler à travers cette manœuvre qu'il dispose d'alternatives à la menace nucléaire. "Il sait que l'arme nucléaire n'a pas été utilisée depuis 1945 et qu'aujourd'hui, la Russie n'est pas en position de faiblesse sur le territoire ukrainien. Puis il voit bien que l'arrivée prochaine de Donald Trump entraînera a priori un soutien moins poussé à l'Ukraine. Il n'a aussi pas réellement intérêt à se mettre au bord de la communauté internationale, encore plus qu'il ne l'est déjà, à contredire son partenaire chinois qui, lui, est toujours très précautionneux par rapport à l'usage de l'arme nucléaire", éclaire Héloïse Fayet.
Le 21 novembre 2024, l’Oreshnik n’était pas seul à frapper Dnipro. Il était, selon le ministère ukrainien de la Défense, accompagné d’au moins un Kinzhal et de sept Kh-101 (missiles air-sol), signe probable que l’usine est toujours en activité et continue à produire pour l’armée ukrainienne.
Le Kremlin n’a, le fait est assez rare pour être souligné, laissé fuiter aucune image, vidéo, montages ou données techniques sur ce « nouveau missile ». Quant aux articles en russe qui lui sont consacrés, ils ne font que reprendre, dans leur immense majorité - signe, sans doute, du poids terrible de la censure - des données piochées, ici et là, dans la presse occidentale et relayer les éléments de propagande du Kremlin (« missile hypersonique et indestructible, chaleur du soleil, bulle de plasma, effet d’un météorite, mach 10, mach 20 », etc.), propagande avant tout destinée aux opinions publiques occidentales (effet négatif) et russe (effet positif).
Commençons par examiner la propagande russe : l’Oreshnik serait un missile balistique de portée moyenne ou intermédiaire, dual, c’est-à-dire qu’il emporterait, selon la mission fixée, une charge militaire nucléaire (comme jadis le Pioner/SS-20 de la crise des Euromissiles) ou conventionnelle. Le tir contre Dnipro confirme cette hypothèse.
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Les images des débris, récemment diffusées par l’armée ukrainienne, montrent ce qui pourrait être les débris du bloc propulsion du conteneur des sous-munitions, bloc qui serait donc tombé au même endroit que ces dernières.
Dès lors, se pose la question de savoir s’il existe en Russie un programme récent de développement de MRBM/IRBM ? Officiellement, la réponse à cette question est négative - quoi qu’ambiguë comme on va le voir - mais le retrait russe du traité FNI (2019) et les tensions géopolitiques liées au conflit ukrainien rendent la chose possible.
Selon les renseignements militaires ukrainiens (GUR), Oreshnik (noisetier) serait le nom du projet expérimental, le système lui-même prenant le nom de Kedr (cèdre). La Russie n’en possèderait pas plus de deux.
L’Oreshnik/Kedr, toujours selon le GUR, aurait été testé (comprendre probablement en version définitive MRBM/IRBM avec sa charge militaire spécifique) au centre d’expérimentation Mayak du 4ème polygone central d’Etat de Kapustin Yar en octobre 2023 et en juin 2024. A ma connaissance, si un tir raté de missile a bien eu lieu en octobre 2023 il concernait, par recoupement de sources, un RS-28 Sarmat. Quant au tir de juin 2023, aucune documentation spécialisée n’en fait, sauf erreur de ma part, mention.
Plusieurs autres systèmes d’armes ont été présentés comme pouvant se cacher derrière l’Oreshnik. Passons sur l’article récent [5] du New York Times qui confond, semble-t-il, le système de missiles côtier Rubezh-ME (quatre missiles antinavires de 260 km de portée montés sur camion léger) avec son homonyme, l’IRBM RS-26 Rubezh, et venons-en directement au système sol-sol Iskander, cité par plusieurs sources, notamment par l’expert russe Dmitri Kornev [6], rédacteur en chef du magazine MilitaryRussia.ru.
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Celui-ci estime que l’Oreshnik serait une évolution d’un des missiles du système Iskander, doté, notamment, d’un moteur à combustible solide de nouvelle génération. Reste à savoir, naturellement, si ce 9M729 d’une longueur inférieure à 8 mètres, d’un diamètre de 53 cm et d’une masse au décollage de seulement 2,3 tonnes (contre 36 tonnes pour le RS-26) est capable, sans d’importantes et coûteuses modifications, d’emporter la charge militaire (6 corps de rentrée à 6 sous-munitions chacun) qui est tombée sur Dnipro, voire plusieurs têtes nucléaires ?
La configuration de vol du 9M729, qui est celle d’un classique missile de croisière subsonique, n’en fait pas non plus, loin de là, le « missile invulnérable » aux tirs de la défense antiaérienne ennemie que vante la propagande russe depuis le 21 novembre 2024.
Evoquer le Topol-E ou ME, un ancien SS-25 spécialement modifié pour tester, selon l’état-major russe, les « nouvelles têtes du futur ICBM » (du RS-28 Sarmat ?), revient en réalité à réexaminer l’hypothèse RS-26 Rubezh, dans la mesure où ce missile n’est lui-même qu’une (lointaine) modernisation/évolution du SS-25.
Les tirs de ce Topol-E, qui se déroulent, très espacés, depuis mai 2014, entre Kapustin Yar et Sary-Shagan, renforcent d’ailleurs l’hypothèse que ce missile sert bien à tester de nouvelles têtes et non des étages/moteurs de nouvelle génération. Sary-Shagan est en effet équipé de systèmes de mesures de trajectographie spécifiques dédiés à cette mission.
Une autre hypothèse mérite d’être étudiée, même si elle est fragile, voire hasardeuse : celle d’un missile d’origine étrangère, iranienne, chinoise, voire nord-coréenne. On sait, par exemple, que l’Iran développe depuis plusieurs années des corps de réentrée manœuvrants à sous-munitions [7] pour ses systèmes Shahab-3/Ghadr (variante du DF-21 chinois) et Shahab-6 (variante du Taepodong 2 nord-coréen).
Les images vidéos du tir du 21 novembre 2024 montrent l’arrivée au sol à très grande vitesse, selon un angle très légèrement incliné, de six corps de rentrée (RV) qui semblent délivrer à leur tour des objets plus petits. Leur impact sur l’objectif ne semble provoquer ni explosion, ni incendie.
Plusieurs analystes évoquent 6 munitions/RV, chacune munie de 6 sous-munitions. Les débris au sol sont ceux d’un seul missile et non de plusieurs (cas d’une frappe groupée).
Les déclarations de V. Poutine, le 29 novembre 2024 lors du sommet d’Alma-Ata, laissant entendre que le missile pourrait percer des structures fortifiées/enterrées/durcies sur une profondeur équivalente à « 3 ou 4 étages », vont bien dans le sens d’un emploi non-nucléaire de l’Oreshnik.
Etant donné le large éventail nucléaire, tactique et stratégique, qu’offre l’arsenal militaire russe, l’Oreshnik devrait donc être prioritairement affecté à des missions conventionnelles, tout en servant, en cas de conflit, et en raison même de sa dualité, de marqueur politique (c’est-à-dire de marqueur de seuil entre conventionnel et nucléaire).
Officiellement, le RS-26 Rubezh n’a été testé en 2011 et 2012, on l’a vu, qu’à une distance minimale de 2000 km. Cette distance n’est nullement la distance minimale dont serait capable le missile, mais tout bonnement la distance qui sépare les deux polygones d’essais de Kasputin Yar (lancement) de Sary-Shagan (réceptacle). La faible distance entre Kapustin Yar (lieu du lancement du 21 novembre) et Dnipro (lieu de la cible) ne disqualifie donc pas l’hypothèse d’un Oreshnik/RS-26 Rubezh modifié.
Le tir du 21 novembre 2024 peut aussi avoir été réalisé à « la nord-coréenne », c’est-à-dire en impulsant au vecteur une altitude maximale pour le faire retomber « court ».
Si l’on retient l’hypothèse d’un Oreshnik développé pour assurer des missions prioritairement conventionnelles, sa charge militaire (bus/corps de rentrée/sous-munitions) a logiquement dû être adaptée, conçue, pour ces missions. Les RV qui contiennent ces sous-munitions sont probablement plus petits [12], moins lourds (c’est-à-dire moins protégés - revêtement ablatif - contre les échauffements dus à l’air/vitesse = parcours dans l’atmosphère plus court ?) que celles d’un missile mirvé, et extrêmement précis. Ce que confirme l’impact groupé des 6 RV et de leurs sous-munitions constaté à Dnipro.
Question : la charge militaire de l’Oreshnik pourrait-elle avoir bénéficiée des travaux menés sur les ogives du Kinzhal, voire du missile naval 3M22 Zirkon (pourquoi pas ? ces missiles étant hypersoniques) ou être de simples copies des munitions de l’Oka ?
En version nucléarisée, l’Oreshnik/Kedr pourrait aussi, selon certains analystes, emporter la tête hypersonique et hypermanoeuvrante Avangard/Anchar-RV [15] destinée, quand celui-ci sera opérationnel, au nouveau ICBM lourd RS-28 Sarmat [16] dont le développement connait à ce jour des déboires (le dernier essai, mi-septembre 2024, s’est soldé par l’explosion du missile et la destruction du silo à Plesetsk).
Si l’hypothèse d’un missile de type MRBM/IRBM semble devoir s’imposer, l’Oreshnik pourrait être, pour ses moteurs et ses étages un hybride issu du croisement de plusieurs technologies et systèmes d’armes déjà existants. L’hypothèse d’un missile développé ex-nihilo ne fait pas sens, comme on l’a vu supra.
Emportant potentiellement des têtes nucléaires, l’Oreshnik est soumis à la logique de la dissuasion. On notera, à cet égard, qu’un second tir annoncé comme imminent par V. Poutine lors du sommet d’Alma-Ata, fin novembre 2024, n’a toujours pas eu lieu.
En raison de leur dualité, les tirs de l’Oreshnik sont soumis à une notification HCoC, à la notification prévue par le traité américano-soviétique de 1988 (tirs de SLBM et d’ICBM) [20] et, par mesure de sécurité, sont précédés d’une émission de NOTAM, parfois plusieurs jours avant le lancement.
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