Envie de participer ?
Bandeau

L'expression "Personne ne sort les fusils" est au cœur d'une réflexion sur le rôle de la littérature dans la critique du capitalisme et de l'hégémonie. Cet article explore l'origine et la signification de cette expression, en s'appuyant sur le livre de Sandra Lucbert, paru au Seuil en 2020.

Axiomes et Littérature

Pour comprendre la spécificité de la pensée de la littérature et du savoir qu’elle produit, il faut donc la regarder opérer et tenter de décrire cette opération. Deux axiomes fondamentaux guident cette analyse :

  1. Axiome n° 1 : L’ennemi principal de toute politique d’émancipation est le capitalisme.
  2. Axiome n°2 : La littérature pense.

Le texte de Sandra Lucbert appartient bien à cette catégorie de textes qui cherchent à penser littérairement le premier axiome. Autrement dit dont l’objet est de subsumer le premier axiome sous le second.

La Littérature Contre-Hégémonique

La réponse est fournie par Sandra Lucbert elle-même, qui qualifie son texte de « littérature contre-hégémonique ». Cette expression, où apparaît un concept philosophico-politique, n’est pas seulement la notation sténographique d’une analyse politique. Elle fonctionne comme le transcendantal d’une opération littéraire, c’est-à-dire comme le cadre dans lequel la littérature va déployer les moyens propres de sa pensée spécifique : il y a de l’hégémonie (l’idéologie dominante ne se contente pas de dominer, elle dirige, parce qu’elle nous impose son langage), il y a donc de la subjectivité assujettie, et il y a aussi une résistance affective, un refus (on reconnaît là le NON sonore du marxiste irlandais John Holloway, par quoi selon lui toute politique de résistance à l’oppression débute - voir Holloway, Change the World Without Taking Power, Londres, Pluto Press, 2002), et sur cette résistance il y a la possibilité de construire une opération littéraire critique et reconstructrice.

Il y a la possibilité d’un texte, inséré dans une situation historique, qui tente d’y faire événement en subvertissant le langage de la situation (pour parler comme Alain Badiou), car l’objet spécifique de l’intervention littéraire n’est pas l’analyse de la situation elle-même (la science et la philosophie s’en chargent) mais la critique de son langage, c’est-à-dire la prise de conscience du fonctionnement de l’hégémonie.

Lire aussi: Jeux TPS disponibles sur PlayStation

Contexte Historique et le Procès France Télécom

Personne ne sort les fusils est lié à une situation historique spécifique. On demande un jour à une romancière (elle avait déjà à son actif deux romans (La toile, Gallimard, 2017 ; Mobiles, Flammarion, 2013) d’assister au procès de France Télécom et en quelque sorte d’en écrire la chronique. Le procès fait date dans les rapports de travail : à la suite de la privatisation de France Telecom, le groupe criblé de dettes a pratiqué une politique de dégraissage massif et brutal de ses salariés. Comme la plupart étaient fonctionnaires, et ne pouvaient donc être licenciés, le groupe a pratiqué le harcèlement à grande échelle, poussant ainsi plus de soixante-dix employés au suicide. Même si l’affaire est sans précédent (c’est la première fois que les dirigeants d’un grand groupe sont jugés pour les résultats de leur politique de gestion des « ressources humaines »), la situation est toujours-déjà mise en discours : le discours dominant des nécessités du désendettement de l’entreprise (c’est bien regrettable, mais on ne pouvait pas faire autrement : on reconnaît là le célèbre TINA, « There Is No Alternative » de Mrs Thatcher), le discours dominé des victimes (pathos des vies brisées, témoignages de souffrance, indignation, rage ou résignation) et le discours apparemment neutre des institutions (discours juridique contradictoire, discours « factuel » des médias).

Une intervention dans le langage de la situation (car on n’échappe pas à ce langage commun) mais qui, par un retournement, en portant sur ce langage en permet la critique et la sortie potentielle. Cette sortie critique implique une forme de violence (on ne sort de ce langage que par un coup de force car, étant le langage dominant, il nous parle, dans les deux sens de l’expression) : le titre du livre de Sandra Lucbert, qui par provocation semble être un appel à la violence révolutionnaire, en est l’inscription.

Opérations Littéraires

La réponse est qu’un tel discours va prendre la forme d’une intervention, portée par une série d’opérations, non sur la situation elle-même (encore que… une telle intervention ne peut être que politique) mais sur son langage.

Dénarrativisation

La première opération, et la plus évidente, consiste à dé-narrativiser le texte de ce qui aurait pu être, dans les termes journalistiques habituels un « compte-rendu d’audience ». On se souvient de la définition qu’Aristote, dans sa Poétique donne de l’histoire complète : une histoire est complète si elle a un début, un milieu et une fin (Voir Aristote, Poétique, Seuil, 1980, p. 59.)

Mais le texte de Sandra Lucbert se joue de ces attentes idéologiquement chargées : il n’y est jamais fait mention du verdict, qui pourtant ne peut laisser indifférent qui a pris le parti des victimes. Et il n’y a pas dans le texte de progression narrative : il est fait non de chapitres mais de sections, dont la consécution n’est pas de l’ordre de la conséquence. Il y a dans cette composition du texte un volonté de déconstruire la narration, en ce que la narration du point de vue des victimes est l’image en miroir, dans son pathos, de la narration dominante (la suite « logique » dette - restructuration-dégraissage), dont la narration juridique (débat contradictoire - jugement - verdict) est une variante ou une traduction dans un dialecte appartenant au même langage. La dénarrativisation est une première arme pour subvertir ce langage de la situation.

Lire aussi: Pistolet à peinture : Dépannage et réparations

Focalisation

Cette conséquence s’incarne dans la seconde opération littéraire, la focalisation. Une caractéristique de la famille de jeux de langage littéraires est qu’elle est particularisante, là où la science et la philosophie sont universalisantes. En l’occurrence, cela implique non une analyse directement inspirée du premier axiome (ces suicides sont la conséquence de la privatisation exigée par le capitalisme néo-libéral) mais l’évocation d’apparence pointilliste de singularités humaines.

La particularisation littéraire concerne donc ici beaucoup plus les accusés que les victimes : leurs vêtements, leurs postures, leurs gestes, leurs expressions et leurs discours sont détaillés au scalpel avec la précision d’un médecin légiste pratiquant une autopsie. On le voit, cette focalisation particularisante est celle de la satire. La satire hyper-individualise les responsables de cette politique, jusqu’à la caricature.

Élargissement de l'Angle

Cette troisième opération est un élargissement de l’angle. La caméra, qui zoomait sur les accusés élargit son angle et prend de la distance. On s’attendrait à ce que le texte s’ouvre sur l’ouverture du procès. Mais son incipit concerne en fait un autre procès ; le procès de Nuremberg, dans le récit qu’en fait Joseph Kessel (section 1, 9-10).

L’élargissement historique se fait élargissement cultuel de deux façons. D’abord en filant la métaphore historique par le biais d’une référence au langage des nazis, tel que l’analyse Victor Klemperer dans LTI (acronyme de lingua tertii imperii) (voir V. Klemperer, LTI, la langue du IIIè Reich, Albin Michel, 1996 (1975)), ce qui ouvre vers l’analyse du langage du management dans des termes similaires : il y aura une LCN (lingua capitalisti neoliberalis) comme il y eut une LTI. Ensuite, en filant la métaphore non dans l’histoire mais dans la tradition littéraire, ce qui amène Sandra Lucbert à recontextualiser deux textes, le Kafka de La colonie pénitentiaire, de la machine à exécuter qui inscrit de texte de la loi dans la chair du condamné, et le Bartleby de Melville, célèbre portrait de l’employé qui refuse (« I would prefer not to ») les tâches que son patron lui assigne.

Le Procès France Télécom: Un Nuremberg du Management?

Le procès France Télécom n’a pas eu lieu. La presse a fait semblant de le couvrir. La machine judiciaire de l’instruire. Car la machine managériale surplombe tout. La start up France peut poursuivre sa route. La même qu’en 2006.

Lire aussi: Tout savoir sur les enjeux des vieux fusils

La machine ne peut fonctionner sans. Elle est même exclusivement faite pour ça. Son carburant ? Nos vies. Autonome, elle dicte sa loi. C’est cette narration que l’auteure décrypte, analysant les dérives lexicales de cette langue que parle Macron, épris de liberté, de justice, d’égalité…

France Télécom, c’est au fond la machine dans ce qu’elle devient de plus sûr : nous demain, partout. Nous, désormais disponibles, entièrement, à ses flux. Collaborateurs de notre propre défaite. En souffririons-nous ? C’est permis. La nomenclature de cette distorsion existe : le DSM. Les seules singularités admises, qui répertorie les «affections» mentales et leurs solutions, façonnées pour enrichir l’industrie pharmaceutique.

Le procès de France Télécom n’a pas eu lieu. Oublions les suicides de France Télécom, de la Poste, d’EDF, de la SNCF, de l’Education nationale, de l’Hôpital : les juges comme les économistes, comme les éditorialistes, sont formés au fonctionnement de la machine, non au monde qu’ils façonnent.

Sandra Lucbert et le Ministère des Contes Publics

Poursuivant avec encore plus de force le travail d’investigation ouvert dans Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert interroge la narration néolibérale de notre monde, ce qui en fait un récit aliénant et hégémonique sans même que nous le percevions. C’est pour sortir de ce conte, notamment sur la Dette Publique, que son texte offre les moyens ardents d’un réveil : sortir du rêve de l’autre mais avec les moyens de la littérature même, de la critique littéraire. C’est la littérature qui, plus que jamais est au cœur de son travail pour mieux se saisir du monde.

Tout mon effort littéraire depuis consiste donc à essayer de produire pour d’autres ce qui s’est passé pour moi alors et depuis : une conversion du regard. Ou, pour le dire autrement : construire une intelligence de l’ennemi. Des Fusils au Ministère, je ne suis pas sortie du capitalisme financiarisé : je suis revenue à la ligne dette publique. Car la finance a deux « lignes ». Le cas France Télécom, c’est la finance des entreprises, qui passe par les marchés d’actions, exige des entreprises la rentabilité pour l’actionnaire, s’abat sur les salariés. Et puis il y a la finance des entités publiques (des États essentiellement), qui passe par les marchés de dettes, exige des États la soutenabilité de la dette (le fameux ratio Dette/PIB, perçu comme l’indicateur de la capacité de l’État à rembourser).

A vrai dire, j’ai utilisé plusieurs manières d’attraper le passage des comptes aux Contes, mais toutes se comprennent par rapport aux « cliniques capitalistes » que j’ai placées au centre du livre : un pastiche d’étude psychanalytique des rêves dans le capitalisme financiarisé. Il s’agissait donc dans Le Ministère de dégager tout à la fois l’inavouable que les contes maquillent : la violence pulsionnelle du gavage financier, et les figures rhétoriques qui la rendent méconnaissable depuis quarante ans. L’efficace rhétorique de la défiguration en contes est le versant le plus évidemment littéraire de cette affaire de dette publique.

Pour en venir au cœur de votre propos, d’emblée, vous affirmez que Le Ministère des contes publics doit se concevoir comme votre « participation à l’effort de réveil ». Et s’il est question de métamorphoses par le langage, alors la littérature - pour peu qu’elle se porte à la compréhension des mécanismes réels - peut faire truchement. J’ai cherché de même des détours de médiation pour faire entendre le discours hégémonique, au double sens du terme : ce qu’il recouvre comme opérations réelles, et comment ses figures les rendent méconnaissables.

L’intérêt du groupe dominant doit se faire accepter comme intérêt de tous : devenir un c’est ainsi. La confiscation de toute autre parole en découle nécessairement, puisque les expériences des dominés ne coïncident pas avec la mise en sens hégémonique, et pourtant, c’est également celle par laquelle ils perçoivent le réel - ce que Bourdieu appelle la « violence symbolique ». En passer par Klemperer se pose un peu là pour étudier les mécanismes d’imprégnation par lesquels un ordre social (donc : un ordre de domination) impose des enchaînements discursifs automatique à tous ses membres.

En fait de démocratie, les citoyens sont bahutés dans un monde halluciné, et les techniciens décident de fait de leurs destinées. La politique dissoute dans la technique, c’est une contradiction dans les termes. Or le maquillage de la politique en technique est par excellence l’opération de l’hégémonie néolibérale, et typiquement celle dont les contes, les contes à base de comptes, ont la charge.

La Langue du Capitalisme Néolibéral (LCN)

Sandra Lucbert nous propose "Personne ne sort les fusils", un livre écrit après avoir assisté au procès France Télécom, et dans lequel elle dénonce rageusement l'utilisation,de ce qu'elle appelle la langue du capitalisme néolibéral. Convoquant le Kafka de La Colonie pénitentiaire ou le Melville de Bartleby, dans toute leur puissance métaphorique, elle propose un texte fulgurant et rageur contre la langue et la logique monstrueuses du capitalisme. Elle met au jour avec une admirable finesse la perversité des méthodes et de la novlangue managériale qui, au nom du libéralisme triomphant, brisent nos vies, nos esprits et nos corps.

Là aussi, j'ai envie de comparer avec la psychanalyse, parce que, autant un corps esprit individuel est façonné par le langage et capitonné par un certain nombre de signifiants, autant là, de la même manière, il semblait que toute une logique sociale se cristallisait dans un système langagier, qu'il s'agissait pour moi de démonter. C'est pour cela que j'ai été jusqu'à lui donner un nom, puisque je l'ai appelé, en référence à Klemperer la LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis-la langue du capitalisme néolibéral).

Il s'agissait de défaire ce que Wittgenstein appelle "les crampes de la langue", c'est-à-dire, toutes ces corrélations automatiques, dont on a besoin pour survivre, mais qui, en fait, induisent une mécanisation de nos comportements, de nos désirs et de nos pensées, qui nous interdit complètement de sortir de l'ordre socio-politique dans lequel on est inscrit.

Dans la société capitaliste, les principes dominants sont ceux qui servent une certaine idée de la valorisation du capital. Ils sont mécanisés dans l'ensemble de la société, depuis des pôles d'émission du discours majoritaire, apparemment distincts, réputés indépendants, comme le personnel politique, les journalistes, les experts, mais qui, en réalité, répètent tous les mêmes évidences.

La Littérature contre l'Économie

L’ouvrage de Sandra Lucbert dit : au contraire, la littérature a le pouvoir de s’y attaquer, et dit même exactement où la bataille peut être menée, en révélant à quel point l’économie impose sa réalité par le biais d’un langage inventé. Si accepter le mot c’est accepter la chose, reprendre à son compte sans y penser (surtout sans y penser) ce langage, revient à abandonner la partie. En revanche, s’efforcer d’entendre dans les mots et les expressions les stratégies qui ont motivé leur invention, en déjouant le piège de leur connotations parfois aguicheuses (ah, nos transports désormais « Inouï ») pour les traduire et révéler à tous la réalité qu’ils recouvrent, voilà ce qu’on peut accomplir quand on fréquente la littérature, et c’est loin de n’être rien.

En ouverture du livre, une citation habillement amenée (sans guillemets) donne le ton, une référence, un précédent historique, il s’agit du témoignage d’un écrivain, Joseph Kessel, assistant au procès de Nuremberg. Cela commence donc avec un autre écrivain, dans un autre procès, mais aussi par conséquent une réflexion sur la possibilité d’un parallèle à établir, ou pas, entre les dirigeants de France Télécom et les chefs nazis.

La grande qualité du livre provient précisément de la manière dont l’écrivaine tient ensemble et tout le long avec intensité, une réflexion personnelle qui rejoint la recherche théorique contemporaine, une précision factuelle irréprochable, une sensibilité et un style d’écriture remarquable.

Un chapitre est par exemple consacré à Madame G, infirme car rescapée d’un suicide sous les rails du RER, qui « parle parle parle tout ce qu’elle peut sous les regards révulsés des trois rangs de la défense » et « tente de dresser un réel contre celui - financier - qui reste illisible pour tous ceux qui le subissent ».

Conclusion

En posant leurs nouvelles normes lexicales et économiques, ils cherchent à rendre ses paroles et celles des autres salariés inaudibles. Mais dans le livre, où le langage de l’entreprise ne vaut plus rien car on saisit l’ampleur de la folie qui le motive (« on va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens », p. 154), le rapport de force est renversé.

tags: #personne #ne #sort #les #fusils #origine

Post popolari: