Le procès France Télécom, souvent qualifié de « Nuremberg du management », a marqué les esprits. Sandra Lucbert, dans son œuvre Personne ne sort les fusils, ne se contente pas de relater les faits judiciaires. Elle plonge au cœur du langage managérial moderne pour en révéler les mécanismes pervers.
De mai à juillet 2019, Sandra Lucbert assiste au procès des dirigeants de France Télécom. En 2009, France Telecom, l'ancienne Orange, est devenue le symbole de la souffrance au travail. Entre 2008 et 2009, suite à la mise en place de deux plans de restructuration visant à obtenir, en moins de trois ans, le départ de 22.000 salariés et la mobilité de 10.000 autres (sur un total d'environ 120.000 employés en France), 35 membres du personnel de France Telecom se sont suicidés. L'une des 35 victimes, en 2009, a laissé une lettre dans laquelle elle accusait l'entreprise d'être à l'origine de son suicide.
L’autrice assista au procès car « on n’a pas si souvent l’occasion de voir à nu la guerre des classes ». Proche et retentissant, l’événement acquiert une importance sociale décisive. Cependant, elle ne fait pas une chronique judiciaire. Elle va plus loin et dit ce qui se passe dans le langage du management moderne.
L’écrivaine nous rappelle qu’on entend aussi cette langue à la radio, à la télévision, dans les milieux dirigeants. Un peu partout. On baigne dedans. Résonnant ouvertement avec Victor Klemperer, Sandra Lucbert dessine ainsi les contours de ce qu’elle nomme la Lingua Capitalismi Neoliberalis.
Loin des sciences sociales, Personne ne sort les fusils s’entremêle surtout à des écrivains. Si le langage managérial est figé, obsédé par des normes présentées comme intangibles, s’il « immobilise » les mots et le réel (et nous avec) sans jamais interroger ses présupposés (au point d’en devenir performatif), comment en sortir ?
Alors, pour ne pas parler depuis la gueule du loup, Sandra Lucbert déploie une écriture qui heurte, une syntaxe et des choix qui peuvent surprendre. Face à la langue univoque et imperméable de ceux qui donnent les ordres, elle éclate le cadre, fait varier les niveaux de langue et devient polyglotte. Par ces effets de décalage, elle montre « ce qui est invisible par trop de présence » : le tissu d’évidences qui parle autour et à travers nous.
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De même qu’elle aurait pu s’effacer et rédiger des pages d’un style nu pour créer l’effet effrayant des documentaires de Raymond Depardon. Sandra Lucbert ne fait rien de tout cela. Parce qu’elle déjoue les codes du récit, de l’essai, de la fiction ou de l’enquête tout en jouant avec eux tous, elle façonne un livre âpre et troublant.
Sandra Lucbert va jouer avec cette langue gelée, l’hybrider avec d’autres langues, tordre les mots et la montrer pour entraîner, peu à peu, sa fonte. La faisant changer d’état, elle laisse entendre son idéologie constitutive. Elle fusionne le « rabelaisien » à nos sabirs tout en le positionnant pour dire notre monde.
« Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical », écrit Sandra Lucbert. C’est un procès impossible, parce qu’il entreprend de juger un monde depuis lui-même ; de juger une certaine forme de capitalisme depuis la langue de cette forme de capitalisme. Cette langue - la LCN - est notre langue courante: telle a été sa découverte au procès. C’est notre langue, et elle nous tue.
Le livre met en scène et nous montre ce langage, tout son caractère machinal et non interrogé : « À propos de locaux, justement, lui, Wenès, y insiste, il n’y peut rien si “la norme’’ c’est 12,5 m2 par salarié, si c’est “c’est comme ça qu’on fait’’, madame la Présidente ».
Sandra Lucbert excelle à attirer notre attention sur ces éléments sémantiques qui, combinés les uns avec les autres, reflètent et renforcent selon elle la « croyance collective » : « Enfin-il-fallait-voilà ». Tout le livre déploie et dénonce ce langage assurant la domination.
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Loin des sciences sociales, Personne ne sort les fusils s’entremêle surtout à des écrivains. Elle fusionne le « rabelaisien » à nos sabirs tout en le positionnant pour dire notre monde. Ça donne ça : « Le vrai argent, c’est celui qui est là, joui et touché ; à plaisir. En liquide, main au sac. Et le cossu, c’est ça qu’il veut : du vrai argent qu’on palpe. Et pas des biens figés à chaille. Lors, plus il va, plus il piaule, tout seul en son privé : Et peupeupeu qu’il serait riche, à ce que disent les tirelupins ».
Événement | Détails |
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Condamnation de France Télécom | Déclarée coupable de « harcèlement moral institutionnel » en décembre 2019 |
Nombre de victimes | 19 suicides, 12 tentatives de suicide, 8 employés en dépression ou arrêt de travail entre 2006 et 2010 |
Parties civiles | 39 salariés |
Plans de restructuration | Plans visant à obtenir le départ de 22.000 salariés et la mobilité de 10.000 autres |
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