Le film Le Vieux fusil de Robert Enrico, sorti en 1975, est une œuvre complexe qui a suscité de nombreuses réactions et interprétations divergentes. Pour bien comprendre ce film, il est nécessaire d’examiner son contexte de narration et de production, ainsi que ses approches thématiques et stylistiques.
L’action du film se déroule dans le Sud de la France durant l’été 1944, après le débarquement américain. Elle s’inspire des exactions monstrueuses commises par la division SS Das Reich lors de sa remontée sanglante vers la Normandie, et en particulier des massacres de Tulle, d’Argenton-sur-Creuse et d’Oradour-sur-Glane, les 8, 9 et 10 juin 1944.
À Montauban, été 1944, le chirurgien Julien Dandieu, incarné par Philippe Noiret, essaye de continuer son travail. Il est sous la pression de la Milice, et tente de préserver son épouse Clara (Romy Schneider) et sa fille Florence. Afin de les mettre à l'abri jusqu'à la fin de la guerre, il les envoie se réfugier dans le château familial de la Barberie.
Une semaine plus tard, ne supportant plus l’absence des siens, Julien rejoint sa famille pour découvrir, avec effroi, que les Allemands ont déjà semé la terreur dans le village…
Le Vieux fusil est-ce, finalement? Un revenge movie (voire un rape-and-revenge)? Un film de guerre? Un document historique, en ce qu’il commente des faits historiques avec le regard rétrospectif de son époque? Un mélodrame en temps de guerre? Ou un film signé Robert Enrico? Un peu tout cela, peut-être.
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Robert Enrico ne cherche pas spécialement à prendre des pincettes quand il s’agit de décrire ou les massacres perpétués par la division nazie ou la séquence d’assassinats vengeurs de Dandieu : il y opte à la fois pour des mécaniques de film de genre (avec une représentation explicite des choses, y compris les plus sanglantes) et de mélodrame (en opérant sur le contraste entre la violence des actions et la douceur des souvenirs, pour mieux susciter l’émotion).
Ces positions, sur lesquelles nous allons revenir, nous paraissent pour la plupart en partie compréhensibles, mais aucune ne nous paraît en réalité suffisante. Le Vieux fusil est un film qui a parfois figé ses commentateurs dans la posture, que celle-ci soit d’ailleurs pour sa défense ou violemment à charge.
Dans Les Cahiers du Cinéma, Jean-Pierre Oudart parla à la sortie d’un « film abject », relayé des années plus tard par Louis Skorecki, dans Libération, évoquant « les indécences obscènes » du film.
Leur lecture du film, qui bien qu’assez sommaire trouve encore aujourd’hui des souscripteurs, le réduisait à une chasse à l’homme dans lequel un « gentil » se rendait justice lui-même en tuant des « méchants », associant de fait le film aux œuvres de « justicier » telles qu’on pouvait alors les voir alors aux Etats-Unis, par exemple sous les traits de Charles Bronson dans la série des Death Wish.
D'autre part, il existe probablement une différence notable, liée au contexte du récit, entre le principe des films de justice expéditive façon Death Wish et celui du Vieux fusil.
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Si l'on peut donc (sans forcément en appeler à l’abjection ou à l’obscénité) avoir des réserves d’ordre moral sur le film, elles ne doivent donc pas tant être sur ce qu’il décide de raconter que sur la manière dont il le fait.
Philippe Noiret évoque dans sa Mémoire cavalière sa déception de ne pas avoir vu ce sujet délicat traité avec plus de retenue ou de subtilité.
Tout d’abord, le film est tourné, au milieu des années 70, à une époque où la France commence à interroger son passé d’une manière un peu différente. Au niveau cinématographique, notamment, des films comme Lacombe Lucien de Louis Malle, ont fait polémique en remettant à plat les comportements individuels durant le conflit.
Non, tous les Français n’étaient pas résistants, tous les Français n’étaient pas des héros, tous n’ont pas eu une attitude morale irréprochable face à l’Occupation.
Dandieu, par un prisme différent, incarne lui aussi cette reconnaissance de l’inexemplarité individuelle : il n’agit probablement pas comme il faudrait qu’il le fasse, mais (sempiternelle question) qui sait comment il faut se comporter face à l’ignominie et - plus encore - qui sait comment il ou elle se comporterait en telle situation?
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Dans les premières minutes du film, Dandieu nous est présenté d’emblée comme un Français quelconque : ni collabo ni résistant, il continue de travailler, et ce n’est de toute façon pas un personnage politisé, ni même engagé, à titre individuel, dans ce conflit.
De fait, parce qu’il adopte un strict point de vue individuel, Le Vieux fusil est un film qui envisage beaucoup moins de considérations générales sur l’humanité que ce que l’on a voulu lui attribuer, en bien comme en mal d’ailleurs. Et c’est précisément ce qui explique, également, sa forme mélodramatique.
Il faut alors repenser à la séquence essentielle, traumatisante, qui déclenche cette violence: celle où Dandieu, découvrant les corps de son épouse et de sa fille, « voit » ce qui s’est passé. Il ne s’agit alors pas forcément tant d’un flash-back que d’une « vision », une manière de faire entrer dans l’esprit du personnage.
Pour des générations entières de spectateurs (pas forcément cinéphiles), Le Vieux fusil, c’est la séquence du lance-flammes, et les frissons que son souvenir procure inévitablement. Sans cette séquence, le film n’aurait pas été le même, et il n’aurait, sans aucun doute, pas eu la même postérité.
Car, enfin, placé dans la cohérence d’une filmographie qui vaut certainement plus que la manière dont elle est souvent considérée, Le Vieux fusil ne choque pas. Des Grandes gueules (avec le personnage de Bourvil) à Fait d’hiver (celui de Charles Berling), en passant par Les Aventuriers (Ventura), Ho! (Belmondo), Pile ou face (Serrault) et quelques autres, l’histoire centrale du cinéma de Robert Enrico, c’est la manière dont un type quelconque, a priori équilibré, va être amené par les circonstances à basculer malgré lui dans la violence, voire la folie.
Autrement dit, ce qui intéresse Enrico, ce n’est pas la violence à proprement parler, ce sont les mécanismes qui la déclenchent. À cet égard, Le Vieux fusil a quelque chose de l’ordre de l’évidence, et le coeur du film ne se trouve pas dans les actes commis par Dandieu, mais dans la manière dont ceux-ci le transforment.
La violence, dans le cinéma vigilante, a quelque chose de libératoire, d’exutoire et de résolutoire. Dans Le Vieux fusil, elle acte la perte (de raison, voire d’humanité) du personnage, et son emprisonnement dans l’illusion de l’ « avant ».
D’ailleurs, le personnage de Dandieu devait initialement être confié ou à Yves Montand ou à Lino Ventura. Quand bien même Noiret aura rétrospectivement émis quelques réserves sur sa participation au Vieux fusil, on peut légitimement penser que le film aurait été différent, plus viril, moins fragile et probablement plus problématique.
Face à lui, irradie le charme incomparable de Romy Schneider, filmée lors des souvenirs de Julien comme un être solaire, habité simultanément d’une joie de vivre et d’une tristesse renversantes.
Le succès populaire du Vieux fusil ne s’est jamais démenti. Il aura attiré plus de 3,3 millions de spectateurs dans les salles et raflé les Césars du Meilleur film, du Meilleur acteur pour Philippe Noiret et de la Meilleure musique pour François de Roubaix. Dix ans plus tard, Le Vieux fusil est à nouveau récompensé par le César des Césars.
Les effets visuels demeurent très impressionnants, la musique expérimentale, inoubliable et angoissante de François de Roubaix participe à cette éprouvante reconstitution inspirée par le massacre d’Oradour-sur-Glane survenu en juin 1944.
François de Roubaix fût l’un des grand compositeur français de musique de films des années 1960-1970.
Montrer, avec un look de néo-bab, qu’il n’était pas si difficile d’écrire pour le cinéma, c’était iconoclaste.
Ce multi-instrumentiste, doué d’une palette sonore impressionnante, n’hésite pas à marier le Moog à la guimbarde, l’ocarina à la cithare. Il avoue lui-même : « C’est le mélange des deux genres, musique traditionnelle et musique électronique, qui m’intéresse.
François de Roubaix est également l’auteur du thème musical du « Commissaire Moulin » de la première série.
Passionné de cinéma, il réalisera également 3 court-métrages.
« Le grand bonheur de François était de trouver une casserole trouée dans laquelle il avait vu un pygmée souffler », confie le réalisateur Yves Boisset.
Il grandit avec sa famille à Neuilly-sur-Seine où il trouve rapidement sa voie avant d’avoir atteint la majorité.
C’est un compositeur inventif et pittoresque, de formation autodidacte et libéré de tout carcan académique.
Look de baba-cool, avec barbe et cheveux longs, De Roubaix est d’abord un enfant de son époque, plus proche de la musique des Beatles, du Grateful Dead ou des Pink Floyd, que du classique.
Il se lie d’amitié avec l’un des réalisateurs, le jeune Robert Enrico, qui l’engage sur ses premiers films.
Dans les films d’Enrico, De Roubaix va toujours se montrer inspiré car son travail repose avant tout sur une forte complicité avec le metteur en scène.
Enrico adore passer des heures à ses côtés, écouter les mélodies et les sonorités nouvelles que De Roubaix a imaginé avec son incroyable collection d’instruments ramassés aux quatre coins du monde.
Pour le documentaire agricole Les Trois Amis (1959), le sifflet et la guitare sont mis en valeur pour mieux renforcer l’amitié entre les personnages.
L’orgue est mis à l’honneur dans Contrepoint (1963) ainsi que la percussion dans Montagnes Magiques (1961), un curieux documentaire aux frontières de l’expérimental.
L’une des séquences les plus étranges est d’ailleurs digne des films de Jan Švankmajer.
Il affiche la singularité de son style en jouant sur les sonorités bruitiste des instruments, un peu à la manière de Toru Takemitsu.
La touche De Roubaix est encore en maturation, mais sa personnalité iconoclaste, son goût pour les sonorités inhabituelles se profile déjà.
C’est avec Les Aventuriers (1967) que la collaboration entre De Roubaix et Robert Enrico atteint son point de perfection.
Dès l’introduction du générique, le thème à la fois vif et mélancolique, sifflé par le compositeur lui-même, donne le ton d’un film qui navigue sans cesse entre le drame et l’aventure.
Interprétée par la voix céleste de Christiane Legrand, la pièce se réfère au largo de Bach revu par les Swingle Singers.
Pour donner encore plus d’impact, il mixe le morceau avec des appels de sirènes et des rafales de mitraillettes.
Il s’est de toute évidence bien régalé à reconstituer la musique d’une époque (La Havane des années 20), en composant de nombreuses musiques de sources comprenant ragtime, violon tzigane, rumba et tango.
Vingt ans plus tard, il est étonnant de constater l’émulation qu’elle va avoir chez les DJ et les artistes de hip-hop.
De Roubaix partage aussi avec l’italien un goût pour la recherche de textures sonores inusuelles ou d’instruments détournés, comme l’utilisation du sitar indien dans Le Saut de l’Ange (1971) et du cymbalum hongrois avec Les Lèvres Rouges (1971).
Le premier compositeur à être récompensé par le César de la musique de film avec la partition sublime du Vieux Fusil (1976) se considérait comme un artisan du cinéma.
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