L'esprit carabin est une particularité folklorique des études médicales françaises. Son langage tourne autour du sexe et du grivois, avec un rapport à la mort et au corps particulier. Il imprègne les chansons paillardes et l'Internat à travers la tradition des fresques et des « tonus », fêtes entre internes parfois sources de scandale.
Du temps de Henri IV et de Louis XIII, il y avait dans nos armées des cavaliers appelés carabins. Choisis parmi les plus habiles tireurs, ces cavaliers formaient des compagnies séparées et quelquefois des régiments ; ils servaient à la garde des officiers généraux ; on les employait pour saisir les passages, pour charger les premières troupes que l’ennemi faisait avancer, et pour harceler les postes. Telle est l’origine et aussi l’étymologie de carabin.
Les salles de garde ont un folklore bien à elles, dont une partie est dévoilée dans la nouvelle édition du Petit Livre Rouge de la Salle de Garde. Historiquement, la tradition des salles de garde se transmettait plutôt oralement. Nos prédécesseurs avaient voulu faire un support pour conserver ce patrimoine, cette histoire. Le milieu médical et paramédical est assez attaché aux salles de garde et à l'internat, et même des médecins installés sont contents de garder des souvenirs de cette période. Nous, on est aussi attachés à l'aspect historique mais aussi à l'évolution des traditions depuis deux siècles.
C'est très complexe. Il y a déjà une dimension historique. C'est une structure qui a plusieurs siècles. On ne sait pas très bien comment ça a commencé, mais depuis qu'il y a des médecins dans les hôpitaux la nuit, depuis que l'internat existe, il y a cet esprit de corps. Un peu comme à l'armée, aux beaux-arts… On a besoin d'un endroit où les gens se retrouvent, échangent. C'est un lieu qui n'est pas tenu secret, puisqu'il est connu de l'administration, mais dont l'accès est réservé au corps médical de l'hôpital. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, les étudiants savent qu'ils auront un lieu à eux. C'est important d'avoir un lieu, fait pour le corps médical, pour qu'il se détende… Et c'est tout le but des règles de salles de garde, qui sont souvent du second voire du seizième degré, mais qui cherchent à empêcher les médecins de parler de sujets médicaux quand ils mangent. Au contraire, on essaye d'ouvrir la discussion et de favoriser les échanges sympathiques.
Ce qui est intéressant maintenant, c'est qu'on est dans une démarche de soigner les soignants. La salle de garde peut être un des éléments de soutien au corps médical. Par exemple, après les attentats, on a vu que le corps médical lui-même avait du mal à demander de l'aide… Comme souvent, ça a pu se faire entre médecins, et la salle de garde représente un peu cette structure familière et rassurante.
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L'internat offre un espace de socialisation solidaire festif et thérapeutique. Les tonus sont vécus comme un moyen de décompresser au sein d'un entre-soi. L'esprit carabin permet une forme de coping fluctuant selon les besoins de l'étudiant, qui a aujourd'hui le choix d'y adhérer ou non. L'internat est un espace festif et thérapeutique assurant un travail émotionnel protecteur.
Ça fait des années qu'on dit que les salles de garde meurent. Mais quand on regarde les livres de 1920, on y disait déjà que les salles de garde étaient mieux avant et qu'elles allaient mourir… C'est vrai qu'on se bat parfois avec l'administration pour les conserver. Après la loi HPST, les directeurs d'hôpitaux sont devenus des administratifs et j'avoue qu'il y a eu une période un peu compliquée, car ces gens n'avaient pas connu les salles de garde. Ils se disaient que c'était un lieu complexe, où ils ne bénéficiaient pas forcément du pouvoir qu'ils avaient ailleurs… Pour eux, ce sont des locaux qui pourraient servir à autre chose, c'est une partie des cuisines qu'on envoie ailleurs qu'au self... L'un des intérêts de ce livre, c'est d'ailleurs de présenter nos structures aux directeurs qui ne comprennent pas, sans cacher leurs aspects folkloriques.
Ce qui les met en danger, ce sont aussi les nouveaux hôpitaux. Par exemple, l'hôpital Henri-Mondor n'a pas de salle de garde. Il n'est pas tout neuf, mais il a été construit sans salle de garde. Pour les nouveaux hôpitaux, la salle de garde n'est pas forcément prise en compte dans les plans. Il faut bien avoir en tête que la salle de garde a évolué. Comme le milieu médical, elle s'est féminisée. Ce n'est plus un lieu agressif. Si c'est un lieu hostile, les gens n'y vont pas… Et c'est très bien. On est passés d'une structure qui était centrale dans l'hôpital - si les gens n'y allaient pas, ils n'avaient pas de sociabilité -, à un endroit agréable où les gens vont parce qu'ils en ont envie. Et dans ce contexte-là, on se rend compte que les gens y tiennent.
En 2016, une étude a été menée à Rennes pour comprendre comment les internes perçoivent l'esprit carabin et le folklore de l'Internat. 13 entretiens semi-dirigés approfondis ont été conduits auprès d'internes : 6 femmes, 7 hommes, parmi lesquels 4 étaient internes de spécialité. Ils ont exprimé leur ressenti sur l'esprit carabin, l'Internat, les fresques et les tonus. Une enquête photographique a complété la description des fresques, toujours présentes à Rennes.
L'esprit carabin est perçu comme un héritage historique masculin, et une forme d'humour cathartique permettant de dépasser le vécu du quotidien. Les fresques sont une tradition que les internes rejettent ou souhaitent conserver selon leur adhésion à l'esprit carabin et au folklore. L'évolution des mœurs, la féminisation des études médicales et la création de l'internat de médecine générale contribuent à modifier ce folklore, relativisant les dimensions transgressives, secrètes et sexistes de ses pratiques.
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