Apologie de l’autodéfense, Le vieux fusil est un long métrage cathartique qui ne s’embarrasse pas d’une mise en scène subtile.
Dans le cadre d’un exercice d’appréhension critique d’une œuvre cinématographique, il est nécessaire d’avoir à l’esprit les quelques questionnements complémentaires qui vont guider l’analyse : que raconte le film ? dans quel contexte de narration ou de production ? avec quelle approche thématique ou stylistique ?
Parfois, ces interrogations se fondent, formant une essence cohérente de laquelle on tire facilement les chefs-d’oeuvre. Et parfois, c’est beaucoup moins simple : selon l’angle avec lequel on l’aborde, Le Vieux fusil est un film qui a parfois figé ses commentateurs dans la posture, que celle-ci soit d’ailleurs pour sa défense ou violemment à charge.
Ces positions nous paraissent pour la plupart en partie compréhensibles, mais aucune ne nous paraît en réalité suffisante.
Le Vieux fusil, qu’est-ce, finalement ? Un revenge movie ? Un film de guerre ? Un document historique, en ce qu’il commente des faits historiques avec le regard rétrospectif de son époque ? Un mélodrame en temps de guerre ? Ou un film signé Robert Enrico ? Un peu tout cela, peut-être.
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L’action du film se déroule dans le Sud de la France durant l’été 1944, après le débarquement américain, et s’inspire des exactions monstrueuses commises par la division SS Das Reich lors de sa remontée sanglante vers la Normandie, et en particulier des massacres de Tulle, d’Argenton-sur-Creuse et d’Oradour-sur-Glane, les 8, 9 et 10 juin 1944.
Montauban, été 1944 : le chirurgien Julien Dandieu essaye de continuer son travail, malgré la pression de la Milice, en préservant son épouse Clara et sa fille Florence. Afin de mettre celles-ci à l'abri jusqu'à la fin de la guerre, il les envoie se réfugier dans le château familial de la Barberie.
Un médecin, dont la femme et la fille ont été tuées dans des conditions atroces, décide de se faire justice lui-même en piégeant un à un les nazis responsables de ces crimes.
Robert Enrico ne s’embarrasse pas d’une structure complexe : quelques analepses ressuscitent le passé heureux, le présent est le temps du châtiment et le long métrage se déploie selon une chasse à l’homme savamment orchestrée par ce mari endeuillé, qui connaît les lieux comme sa poche.
Le Vieux fusil s’ouvre et se clôt sur la même image : un homme, une femme et une enfant se promenant en vélo sur un petit chemin de campagne, accompagnés d’un chien.
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Mais si la scène est identique, le sentiment éprouvé par le spectateur est très différent. Car entre-temps, le spectateur a été témoin de choses dures, éprouvantes.
Au début, le film de Robert Enrico nous entraîne à Montauban en 1944. Philippe Noiret incarne le docteur Dandieu, un médecin dont la profession est forcément bouleversée par la guerre et l’Occupation.
Au milieu de ce contexte difficile, la seule consolation de Dandieu, c’est sa petite famille, sa mère, sa fille, et surtout sa femme Clara. Romy Schneider est exceptionnelle dans ce rôle. Lumineuse, radieuse, elle incarne plus qu’un personnage : une lumière.
Si, en nombre de minutes, Romy Schneider est peu présente à l’écran, son personnage est pourtant le centre même du film. C’est son souvenir qui va guider le docteur dans son expédition vengeresse.
Pendant qu’il prépare sa vengeance contre les soldats nazis, Dandieu va être assailli par les souvenirs de sa femme, sa rencontre avec elle, sa petite vie de famille de bon père bourgeois de province avant la guerre, etc.
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Ainsi, les enjeux de la guerre sont clairement évoqués en privilégiant un schéma cathartique, où le bon Français se débarrasse du méchant Allemand, le but étant de caresser dans le sens du poil la bonne conscience d’un pays dont le gouvernement officiel collabora avec l’occupant.
Ici, l’émotion envahit tout, détermine chaque geste, chaque plan, chaque parole, pour construire une sorte d’infernal chantage lacrymal.
Dans Les Cahiers du Cinéma, Jean-Pierre Oudart parla à la sortie d’un « film abject », relayé des années plus tard par Louis Skorecki, dans Libération, évoquant « les indécences obscènes » du film.
Leur lecture du film, qui bien qu’assez sommaire trouve encore aujourd’hui des souscripteurs, le réduisait à une chasse à l’homme dans lequel un « gentil » se rendait justice lui-même en tuant des « méchants », associant de fait le film aux œuvres de « justicier » telles qu’on pouvait alors les voir alors aux Etats-Unis, par exemple sous les traits de Charles Bronson dans la série des Death Wish.
D’autre part, il existe probablement une différence notable, liée au contexte du récit, entre le principe des films de justice expéditive façon Death Wish (qui prétendent dénoncer l’inefficacité des organes légaux de maintien de l’ordre ou de la justice) et celui du Vieux fusil...
A cet instant-là, et compte tenu à la fois de la confusion structurelle (qui représente la « justice », alors, en France ? l’occupant ? la collaboration de Vichy ? la Résistance ?) et de l’incertitude en l’avenir (le film montre bien l’inquiétude alors des Allemands), s’établit une situation particulière de non-droit, voire de béance dans le cours de la civilisation.
Si l'on peut donc avoir des réserves d’ordre moral sur le film, elles ne doivent donc pas tant être sur ce qu’il décide de raconter que sur la manière dont il le fait.
Philippe Noiret évoque dans sa Mémoire cavalière sa déception de ne pas avoir vu ce sujet délicat traité avec plus de retenue ou de subtilité.
On peut notamment lui reprocher, dans cette logique, des caractérisations grossières et des transitions malhabiles, comme ce fondu enchaîné entre un corps calciné et la flamme d’une bougie dans un flash-back...
Tout d’abord, le film est tourné, au milieu des années 70, à une époque où la France commence à interroger son passé d’une manière un peu différente : au niveau cinématographique, notamment, des films comme Lacombe Lucien de Louis Malle, ont fait polémique en remettant à plat les comportements individuels durant le conflit.
Dandieu, par un prisme différent, incarne lui aussi cette reconnaissance de l’inexemplarité individuelle : il n’agit probablement pas comme il faudrait qu’il le fasse, mais qui sait comment il faut se comporter face à l’ignominie et - plus encore - qui sait comment il ou elle se comporterait en telle situation ?
Dans les premières minutes du film, Dandieu nous est présenté d’emblée comme un Français quelconque : ni collabo ni résistant, il continue de travailler, et ce n’est de toute façon pas un personnage politisé, ni même engagé, à titre individuel, dans ce conflit.
De fait, parce qu’il adopte un strict point de vue individuel, Le Vieux fusil est un film qui envisage beaucoup moins de considérations générales sur l’humanité que ce que l’on a voulu lui attribuer, en bien comme en mal d’ailleurs.
Et c’est précisément ce qui explique, également, sa forme mélodramatique : les dédales, portes dérobées, vitres sans tain qui peuplent ce château ne sont pas là que pour alimenter la manière romanesque du récit, ils traduisent l’état mental d’un personnage qui (littéralement) erre dans les méandres de ses souvenirs ou qui, face à un miroir, ne parvient même plus à se voir.
Il faut alors repenser à la séquence essentielle, traumatisante, qui déclenche cette violence : celle où Dandieu, découvrant les corps de son épouse et de sa fille, « voit » ce qui s’est passé.
Et la séquence dont nous parlons, précisément, a pour vocation de créer sur le spectateur un impact émotionnel comme seul les moyens cinématographiques peuvent le permettre : pour dire les choses sommairement, si on devait dresser un palmarès des séquences les plus traumatisantes de l’histoire du cinéma populaire français, cette séquence arriverait en très haute position.
Surtout, le cheminement du personnage de Dandieu n’aurait pas été, en tout cas dans la même mesure, aussi « justifiable ».
Autrement dit, ce qui intéresse Enrico, ce n’est pas la violence à proprement parler, ce sont les mécanismes qui la déclenchent.
A cet égard, Le Vieux fusil a quelque chose de l’ordre de l’évidence, et le coeur du film ne se trouve pas dans les actes commis par Dandieu, mais dans la manière dont ceux-ci le transforment.
A la fin du film, récupéré par son ami François, Julien lui parle comme si ce qui venait de se produire n’avait pas eu lieu, comme si les choses étaient comme avant... La violence, dans le cinéma vigilante, a quelque chose de libératoire, d’exutoire et de résolutoire ; dans Le Vieux fusil, elle acte la perte (de raison, voire d’humanité) du personnage, et son emprisonnement dans l’illusion de l’ « avant ».
Face à lui, irradie le charme incomparable de Romy Schneider, filmée lors des souvenirs de Julien comme un être solaire, habité simultanément d’une joie de vivre et d’une tristesse renversantes.
Il s’agit de la deuxième collaboration entre le réalisateur Robert Enrico et le scénariste Pascal Jardin, et c’est à Jardin qu’on doit l’idée du Vieux fusil, s’inspirant d’un des épisodes les plus terrifiants de ce conflit, le massacre perpétré par les SS à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944.
Mais Pascal Jardin, Robert Enrico et leur coscénariste Claude Veillot décident de changer le lieu du récit et choisissent de raconter l’histoire d’un médecin qui part venger la mort de sa femme et de sa fille, sauvagement assassinées par des SS, juste après le débarquement de juin 1944.
Pour incarner ce médecin, plusieurs noms circulent. Celui d’Yves Montand tout d’abord qui vient de terminer Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau. Après son refus, Lino Ventura sera immédiatement pressenti.
Mais lui aussi décline, sans que l’on sache exactement pourquoi car, à ce sujet, les explications divergent.
Dans la foulée de leur première collaboration sur Le Secret, Philippe Noiret est donc de retour devant la caméra de Robert Enrico qui pense un temps l’associer à Catherine Deneuve.
Mais le cinéaste porte finalement son choix sur Romy Schneider qu’il n’a jamais dirigée.
Le premier rendez-vous de travail à trois est pour le moins tendu. Romy Schneider arrive deux heures en retard. Excédé, Philippe Noiret lui jette alors un : « Ah l'Autrichienne ! On commençait à se languir de vous. Pardonnez-moi mais je dois partir » avant de lever le camp devant le réalisateur blême qui réussit pourtant à rattraper tant bien que mal son acteur quand Romy Schneider lui explique qu’elle ne peut pas jouer avec un tel goujat.
Plus tard, au moment où les Allemands poursuivent son personnage, la violent avant de l’achever au lance-flammes, ses cris furent même si déchirants qu’Enrico choisit de les enlever au montage final par peur que ce passage déjà difficilement regardable devienne proprement insoutenable.
Si Le Vieux fusil reste fidèle aux thématiques du cinéma de Robert Enrico, c’est qu’il raconte l’histoire d’un type ordinaire, en apparence parfaitement équilibré, qui bascule malgré lui dans la violence et la folie.
Les années 70 sont celles où le pays commence à regarder en face son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale et à pointer du doigt le fait que les Français ne furent pas tous des héros ou des résistants mais aussi des collabos.
Le Vieux fusil sort un an après Lacombe Lucien de Louis Malle qui avait fait polémique.
Mais le film d’Enrico est aussi l’une des rares incursions françaises dans un genre qui fait alors florès aux Etats-Unis : les films de justice expéditive, popularisés par Charles Bronson et Clint Eastwood.
Forcément, cette violence dérange. Une partie de la critique parle d’indécence, choquée par l’aspect insoutenable de cette chasse à l’homme que le cinéaste assume pleinement et que le public (et les professionnels) salueront de concert.
En 1975, Le Vieux fusil réunit 3 365 471 spectateurs. C’est le cinquième meilleur résultat de l’année au box-office France.
Le film triomphera lors de la toute première cérémonie des César en remportant trois statuettes : meilleur film, acteur et musique (à titre posthume pour François de Roubaix, disparu peu avant).
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