Fascinée par la frénésie qui s’empare des journalistes au moindre match ou ligne droite dans un stade, Marine Colard fait des commentaires sportifs le fond sonore d’une chorégraphie athlétique. "Le Tir Sacré" est une œuvre où la musicalité des commentaires sportifs rencontre l'énergie des corps, explorant les liens entre enjeux chorégraphiques et textuels.
Sur scène, deux corps de danseuses se font face. Ils se cherchent, s’approchent, se lancent dans un combat ou s’accompagnent. L’un pousse l’autre, l’un porte l’autre. Ensemble ils décortiquent des gestes qui nous semblent vite familiers : ce sont des gestes sportifs. Marine Colard décompose le mouvement, le dissèque pour mieux le donner à voir. Soutenu par des commentaires sportifs souvent exaltés, il devient extraordinaire, même hyperbolique. Mais la chorégraphe danseuse s’en amuse dans cette performance artistique où la musique des voix se mêle à l’énergie des corps.
Marine Colard explique son intérêt pour les commentateurs sportifs :
« Lorsque j’étais encore en école de théâtre, je cherchais une parole qui soit théâtrale mais qui ne soit pas issue du répertoire classique ou contemporain et c’est à ce moment-là que je me suis prise de passion pour les commentateurs sportifs. Je ne suis pas une férue de sport mais je suis tombée sur des vidéos montrant des commentateurs sportifs en action. J’ai adoré leur énergie, leur engouement et les états dans lesquels ces personnes se mettent quand elles décrivent ce qu’elles voient. En fait, ce sont de vrais comédiens : ils ont leur texte ou leurs fiches mais quand on leur donne le « top départ », ils se lancent comme un saut en parachute. C’est de l’improvisation puisqu’ ils créent en simultané avec le temps réel du geste sportif. Et à la radio notamment, le blanc est un véritable ennemi, il ne faut donc pas s’arrêter de créer. Comme un acteur sur un plateau, le commentateur cherche à transmettre toute une palette d’émotions, à créer du suspens, de l’attente chez le spectateur et l’auditeur. »
Pour "Le Tir Sacré", Marine Colard a rencontré Fanny Lechevestrier, commentatrice à France Info et France Inter, qui couvre le Tour de France. Fanny Lechevestrier a partagé une perspective clé :
Lire aussi: Guide des arbalètes sous-marines pneumatiques
« On donne à voir. Quand elle est en plein champ de lavande par exemple, quand les coureurs ne sont pas encore là, elle doit décrire, donner des sensations, faire exister ce qui n’est pas encore advenu. Je trouve ça fascinant ! »
Marine Colard souligne la dimension musicale des commentaires sportifs :
« Oui, complètement. Quand on écoute les fameux « goooooooooals » qui durent plusieurs minutes dans les voix des commentateurs, aux mots qui s’étirent, se répètent à l’infini, se scandent, il y a vraiment une dimension musicale. C’est une vraie partition. Parce qu’au fond, il n’ y a pas mille mots différents à la radio pour accompagner une victoire, ni une palette infinie de cris de joie. Tout réside dans la mise en scène de la parole, dans son intensité qu’ eux seuls peuvent fabriquer. C’est même orgasmique parfois. Ou alors c’est monocorde quand il s’agit de la pétanque ou du billard. J’adore la diversité des registres d’un sport à l’autre. Je voulais mettre en scène dans Le Tir sacré la musicalité multiple des commentaires, lents ou animés, parfois paroxystiques, et les faire dialoguer avec nos deux corps présents sur scène. »
Pendant la création du Tir sacré, Marine Colard a invité Fanny Lechevestrier et Bruno Salomon, journalistes et commentateurs sportifs, pour commenter leurs gestes, donc de la danse contemporaine sur scène. La voix est le fil rouge de la création, comme la création musicale signée Aria Delacelle et Sylvain Ollivier. La pièce commence par deux voix, sous la forme d’un commentaire - enregistré ou en direct selon les lieux : ce sont elles qui accueillent le public. Puis je voulais que ces voix nous traversent : avec Esse Vanderbruggen, l’autre danseuse sur le plateau, on se laisse guider et indiquer nos mouvements, ou alors parfois on devient nous mêmes les voix. Nous sommes alors comme possédées par elles. Elles permettent plusieurs strates de jeu et créent des oscillations dans le rythme. Elles nous accompagnent jusqu’à la fin, où il n’y a presque plus rien à dire. Seul le mot « extraordinaire » résonne. Car finalement, qu’est ce qui est extraordinaire ? De quels exploits parle-t-on ?
Pour écrire la partition chorégraphique du Tir sacré, Marine Colard s'est inspirée des travaux d’Etienne-Jules Marey et de Georges Demeny, pionniers de la chronophotographie et de la décomposition du mouvement. Elle explique :
Lire aussi: Arbalètes de Chasse Sous-Marine: Guide Complet
« Cela m’a inspiré la scène du Tir Sacré où il y a des panneaux à LED qui tournent autour du nous : sans stroboscope on arrive à donner l’image d’un geste complètement désarticulé. Cette séquence me fait penser à un espace laboratoire où l’on viendrait scruter et étudier le corps des sportifs, et donc notre corps de danseuse. Nous avons deux corps très différents avec Esse Vanderbruggen et cela nous a guidées pour faire le lien avec le corps des sportives. J’ai aussi travaillé autour de postures sportives pour les déconstruire en les dansant. »
Ces postures sportives ont mené Marine Colard autant vers la photographie que vers la sculpture et donc l’immobilité. La scénographie, conçue avec Alix Boillot, laisse la place première aux corps, elle est épurée et prend en compte la création lumière de Lucien Valle avec des panneaux à LED qui entourent le plateau et marquent l’espace. On les déplace ce qui permet de transformer l’espace très simplement au fil de la pièce. Marine Colard voulait que le focus soit sur les corps et sur les peaux. Comme dans le sport de haut niveau, l’unique outil de travail des sportives qu’il faut surveiller et protéger, c’est le corps. Sur le plateau on recherche cette même rigueur chorégraphique. Elle peut même avoir quelque chose de clinique, d’inquiétant car on montre aussi le corps sculpté, le corps corseté, le corps en lutte avec lui-même.
Marine Colard explique son choix d’être deux sur scène :
« J’avais très envie de travailler la forme du duo que je n’avais jamais exploré avant. Je suis partie d’une mécanique très binaire propre à la compétition sportive : la victoire en face de la défaite, une équipe contre une autre équipe. C’est ce que permet de mettre en scène nos deux corps l’un en face de l’autre. Mais cette pièce parle aussi de relation, nous avançons ensemble tout le long de la pièce, avec des victoires, partagées ou non. J’ai aussi très vite senti qu’il manquait du monde pour parler de sport et du collectif, et j’ai eu besoin qu’on se retrouve toutes les deux entourées d’autres présences. »
Colard a travaillé avec un club d’Auxerre, une équipe de foot féminine, pour que les joueuses partagent le plateau avec elles. Cela a donné neuf silhouettes qui sont ainsi présentes sur scène, de dos, tout au long de la pièce comme une forme énigmatique. On forme, à onze, une équipe de foot. Le texte qui les accompagne est celui du 400 mètres de Floria Gueï et il est extrêmement enthousiaste. La pièce se termine donc avec cette idée forte de piédestal mais le plateau, lui, ramène au réel. C’est la fin du performatif.
Lire aussi: Omer Arbalète : Guide Complet
Au fond, "Le Tir Sacré" met en scène l’extraordinaire du commentaire face à deux corps de danseuse au cœur d’une pratique plus artisanale.
Marine Colard est comédienne, danseuse et chorégraphe. Elle a fondé Petite Foule Production en 2017, une compagnie basée en Bourgogne qui développe un travail autour du quotidien et au croisement du théâtre et de la danse. Au sein de celle-ci elle a créé les spectacles Notre Faille (2020, Théâtre de Vanves) et Le Tir Sacré (2021, dans le cadre du festival Danse Dense) qui est encore en tournée actuellement.
Créée en 2017 et basée dans l’Yonne, Petite Foule Production développe avec le même engagement un travail de création sur les sujets du quotidien et un travail de proximité avec les publics qu’elle rencontre, initiant des formes qui proposent aux publics une expérience personnelle et collective. Les spectacles de la compagnie s’appuient sur des expériences menées au plateau où toutes et tous, qu’il•elles soient comédien.nes, danseur•euses ou musicien.nes, croisent leur discipline entre jeux d’écarts ou de complémentarité.
tags: #le #tir #sacre #marine #colard #histoire