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Dans les quatre romans de Daniel Pennac, qu'il appelle lui-même "le quatuor de Belleville", en hommage au Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, revient le personnage principal de Benjamin Malaussène, "bouc émissaire professionnel". De Au Bonheur des Ogres à Monsieur Malaussène en passant par La Fée Carabine et La Petite marchande de prose, ce personnage original, narrateur souvent accablé et véritable "anti-héros", se retrouve au centre de toute une série d'événements qui semblent le dépasser.

Conçus comme des romans policiers, ce qu’ils sont vraiment, les quatre romans dépassent le genre et peuvent, par bien des côtés, s'apparenter à des "romans mythologiques", c'est-à-dire qu'ils utilisent la trame de grands mythes anciens. De même que, dans Au Bonheur des Ogres, on pouvait suivre le développement du mythe de l'Ogre, de même dans La Fée Carabine on pourra s'intéresser à celui du "bouc émissaire" comme le suggérait Daniel Pennac lui-même dans l'entretien cité ci-dessus.

Le Concept du Bouc Émissaire

Le terme de "bouc émissaire" est totalement passé dans la langue courante avec le sens de "celui sur lequel on fait retomber les fautes des autres et qu'on accuse de tous les malheurs". Cette expression a son origine dans la Bible, dans Le Lévitique, où sont décrits les rites du "grand Jour des Expiations" : le grand prêtre "recevra deux boucs destinés à un sacrifice pour le péché [...]. Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant Yahvé [...]. Il tirera les sorts pour les deux boucs attribuant un sort à Yahvé et l’autre à Azazel".

Le premier sera sacrifié, "quant au bouc sur lequel est tombé le sort 'à Azazel', on le placera vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite de l'expiation, pour l’envoyer à Azazel dans le désert". C'était lui le "bouc émissaire". A la lecture de cette définition, on voit bien le principe de cette tradition : un être innocent est chargé du "péché" de la foule, la disparition du "bouc" entraînant celle du péché.

Le Dictionnaire des symboles précise :

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La tradition du bouc émissaire est quasi universelle ; elle se retrouve dans tous les continents et s'étend jusqu'au Japon. Elle représente cette tendance profonde de l'homme à projeter sa propre culpabilité sur un autre et à satisfaire ainsi sa propre conscience qui a toujours besoin d'un responsable, d'un châtiment, d'une victime.

On connaît par ailleurs le brillant travail de René Girard sur ce thème qu'il a longuement développé dans Le Bouc Emissaire, faisant suite et en quelque sorte concluant sa réflexion sur "la violence et le sacré" : à certains moments de crises, lorsqu'une société, une foule, est menacée de perdre son identité, elle va se mettre à "persécuter" tout individu ou groupe d'individus qui lui paraît différent d'elle. En l'éjectant de son sein, elle aura l'impression de retrouver son unité perdue.

"Bouc émissaire désigne simultanément l'innocence des victimes, la polarisation collective qui s'effectue contre elles et la finalité collective de cette polarisation". René Girard fait apparaître cette structure dans de nombreux mythes anciens, dans l'Evangile ou dans certains récits historiques.

Cette analyse est connue de Daniel Pennac puisque c'est une citation de René Girard qui sert d'exergue au premier roman, Au Bonheur des Ogres : "[...] Les fidèles espèrent qu'il suffira au saint d'être là [...] pour qu'il soit frappé à leur place" (BO, 7). Ainsi est née la figure de Benjamin Malaussène qui va traverser les quatre romans. Notre étude portera sur le deuxième roman, La Fée Carabine, dans lequel on essaiera de dégager les divers aspects de ce thème.

Partant de l'évidence, Ben "bouc émissaire" de métier, ici dans une maison d'édition, on cherchera ensuite à définir sa place dans l'intrigue policière où progressivement tous les soupçons semblent converger vers lui. On se demandera enfin quel rôle jouent profondément ce personnage et ce thème dans le roman.

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Benjamin, Bouc Émissaire Professionnel

Dans La Fée Carabine comme dans Au Bonheur des Ogres, le narrateur, Benjamin Malaussène, dit Ben, est "frère de famille" : il est l'aîné de six enfants, (bientôt sept dans La Fée Carabine). La maman fait des petits et, à peine rétablie de l'accouchement, repart au bras d'un nouveau galant... pour revenir mettre au monde le bébé suivant. "Les papas sont portés disparus" (FC, 82). C'est donc Ben qui doit subvenir aux besoins de tout ce petit monde et, après avoir exercé divers métiers, lorsque débute le premier roman, il a été embauché au Magasin comme "contrôleur technique".

Ce terme officiel cache la réalité plus prosaïque de "bouc émissaire professionnel". Ayant parfaitement réussi dans cet exercice et bien que s'étant fait renvoyer du Magasin à la fin de Au Bonheur des Ogres, il est sollicité par "la reine Zabo", directrice des Editions du Talion, pour remplir la même fonction dans une branche littéraire.

Rappel de "Au Bonheur des Ogres"

Le thème du bouc émissaire formant un tout dans les deux premiers romans de Pennac, il nous a paru utile de rappeler rapidement comment il était décliné dans Au Bonheur des Ogres afin de voir ensuite la spécificité de son utilisation dans La Fée Carabine.

L'intrigue policière de La Fée Carabine ayant amené les enquêteurs à s'intéresser à un certain Malaussène, l'inspecteur Pastor prend connaissance d'un reportage "effectué à Paris six mois plus tôt, et concernant un employé du Magasin, à l'époque où cette énorme boutique était périodiquement secouée par des explosions de bombes" (FC, 115). C'est en effet le sujet du premier roman Au Bonheur des Ogres.

"L'employé en question était un type sans âge et curieusement transparent qui répondait au nom de Benjamin Malaussène. Il était salarié par le Magasin pour y remplir la fonction de Bouc émissaire" (FC, 115) Lors de l'enquête, Ben lui-même a expliqué son rôle exact au commissaire Coudrier :

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La fonction dite de Contrôle Technique est absolument fictive. Je ne contrôle rien du tout, car rien n'est contrôlable dans la profusion des marchands du temple [...]. Or donc, lorsqu'un client se pointe avec une plainte, je suis appelé au bureau des Réclamations où je reçois une engueulade absolument terrifiante. Mon boulot consiste à subir cette tornade d'humiliations, avec un air si contrit, [...] si profondément désespéré, qu'en règle générale le client retire sa plainte pour ne pas avoir mon suicide sur la conscience. [...] Je suis payé pour ça. Assez bien d'ailleurs. (BO, 80)

Voilà donc le métier de Ben. Mais des bombes éclatent dans le Magasin et, curieusement, cela se produit à chaque fois à proximité de l'endroit où il se trouve. Les employés du Magasin, tels la foule décrite par René Girard, chargent Ben de la responsabilité de ces attentats et le rossent sévèrement en pleine nuit.

Le commissaire Coudrier commente ainsi les faits : "Vous faites un curieux métier, Monsieur Malaussène, qui attire nécessairement les coups, tôt ou tard" (BO, 148). Puis il ajoute : "Voyez-vous, le bouc émissaire n'est pas seulement celui qui, le cas échéant, paye pour les autres. Il est surtout, et avant tout, un principe d'explication. [...] Pour certains de vos collègues, en tant que Bouc émissaire, vous êtes le poseur de bombes, pour la seule raison qu'ils ont besoin d'une cause, que cela les rassure" (BO, 149).

Cette pensée est partagée par la police pour qui il est "le suspect favori" (BO, 253), et, de façon plus étonnante et un peu différente, par les criminels eux-mêmes. Ceux-ci, "une jolie bande de six [vieux] ogres" (BO, 281), ayant créé pendant la guerre, dans l'enceinte même du Magasin alors fermé, une "secte instantanée, jouissive et meurtrière" (BO, 281) ont trouvé une manière originale de se suicider "en se faisant sauter aux yeux de tous, sur les lieux mêmes où ils avaient vécu le plus intensément" (BO, 282).

Et pour ce faire, ils avaient besoin de la présence de Ben qui devient, dans leur esprit détraqué, l'incarnation d'un saint, "voire [d'un] Christ" (BO, 252). Selon le chef de cette bande, "l'élimination du mal absolu devait avoir lieu sous les yeux de son symétrique, le bien intégral, le Bouc émissaire, symbole de l'innocence persécutée" (BO, 253).

La fin du roman montre que leur perversion ira beaucoup plus loin puisqu'une mise en scène machiavélique va faire du saint l'assassin du dernier ogre. Le commissaire Coudrier explique à Ben la situation :

Mon pauvre garçon, [...] avec votre façon de prendre sur vos épaules tous les péchés du Commerce, de pleurer les larmes de la clientèle, d'engendrer la haine chez toutes les mauvaises consciences du Magasin, [...] vous vous êtes imposé à nos ogres comme un saint ! Dès lors, ils ont voulu votre peau, plus que ça : votre auréole ! Compromettre un saint authentique, le convaincre d'assassinat [...], c'était une jolie tentation pour ces vieux diablotins. (BO, 282-283)

En partant d'une idée originale mais simple, le métier de bouc émissaire dans un grand magasin, Pennac forge la structure du premier roman de cette série.

Les Editions du Talion et la Reine Zabo

Au début du deuxième roman, La Fée Carabine, Benjamin est toujours bouc émissaire, mais cette fois aux Editions du Talion. On notera au passage, dans ce nom de "Talion", l'allusion biblique à "la loi [hébraïque] selon laquelle une offense doit être réparée par une peine équivalente", loi qui est tout à fait l'opposé du principe du bouc émissaire.

De même qu'autrefois le grand-prêtre choisissait le bouc du sacrifice, ici c'est la "Reine Zabo", "grande prêtresse des Editions du Talion" (FC, 23), qui a embauché Benjamin. Elle le lui rappelle dès le début du roman : "Malaussène, je vous ai engagé comme bouc émissaire Vous êtes payé pour vous faire engueuler à ma place" (FC, 24).

Ici aussi le titre officiel est beaucoup plus flatteur. Ben est, en théorie, "Directeur littéraire", profession qui impressionne le commissaire Cercaire, en train de l'interroger, au point qu'il passe du tutoiement au vouvoiement. Et Ben de penser en lui-même : "Quelle tête il ferait [...] s'il savait que le titre prestigieux de "directeur littéraire" cache chez moi l'activité rampante de Bouc émissaire ? " (FC, 87).

Un exemple : le manuscrit de Ponthard-Delmaire

Benjamin va avoir rapidement l'occasion d'exercer ses talents : les Editions du Talion sont en effet chargées d'éditer le livre de l'architecte Ponthard-Delmaire et c'est Ben qui est allé chercher le manuscrit.

- Pourquoi moi, Majesté ?
- Parce que s'il y a quelque chose qui merde dans la publication de son livre, Malaussène, c'est vous qui vous ferez engueuler. Autant que Ponthard connaisse tout de suite votre jolie tête de bouc (FC, 45)

... Et "la tuile du siècle" (FC, 169) leur tombe dessus. Le manuscrit de l'architecte a brûlé avec la maquette que l'on portait à l'imprimerie. La Reine Zabo prévient Ben : "C'est le moment où jamais d’utiliser vos talents de bouc émissaire" (FC, 169). Lui, il traduit intérieurement : "Il va falloir que j'aille [...] me prendre une avoine pour une connerie que je n'ai pas faite moi-même" (FC, 169).

Sa patronne, qui ne manque pas d'imagination, lui donne ses consignes :

"Alors, vous allez prendre votre nouveau-né [= la dernière petite soeur] sous un bras, votre chien épileptique sous l'autre, vous allez habiller votre Sainte Famille de guenilles, et [...] vous irez vous traîner à genoux chez Ponthard-Delmaire auprès de qui vous ferez si bien votre travail de bouc émissaire que, pris de pitié, il nous accordera le mois de sursis qui nous est indispensable. [...] Pleurez de façon convaincante, soyez un bon bouc" (FC, 171).

On voit bien ici comment fonctionne le mécanisme du "bouc émissaire" : Ben est à la fois fictivement, puisqu'il est payé pour cela, et réellement, parce qu'il est furieux de faire ce travail qu'il maudit sans cesse, chargé de tous les "péchés" et de toutes les erreurs des Editions du Talion. En tant que tel, il est pitoyable et c'est précisément ce qu'on attend de lui : qu’il inspire de la pitié au client mécontent.

Le jour dit, Benjamin, qui n'a tout de même pas pris sa "Sainte Famille" avec lui, se retrouve derrière la porte de Ponthard-Delmaire d'où il lance un "avis à tous les apprentis boucs émissaires : "un bon bouc doit aller au-devant de l'engueulade" (FC, 267). Là, il répète son rôle :

Je me lève et [...] le dos préalablement voûté, la bajoue subtilement tombante, le regard en écharpe, la lèvre inférieure tremblotante, et les doigts agités, je m'avance vers le bureau de Ponthard-Delmaire dans le but de lui avouer que son merveilleux ouvrage ne sortira pas à la date escomptée. (FC, 267).

La transformation est saisissante et on comprend qu'il soit si "curieusement transparent" sur les photos.

Il va aller pleurer auprès de l'architecte : "C'est ma faute à moi tout seul, [...] je suis impardonnable, [...] s'il fait du foin je serai viré, ce qui réduira les miens à la mendicité" (FC, 268). Sa première tactique, c'est donc l'appel à la pitié du client pour que celui-ci lui évite l'expulsion, sort traditionnel réservé au bouc émissaire. Si cela n'a pas d'effet, Ben sort "la seconde face de [son] disque professionnel [...] : oui, vous avez raison de m'enfoncer, je n'ai jamais rien valu, cognez plus fort" (FC, 268).

Non seulement le "bouc" est pitoyable mais en plus il est méprisable. "En général, quand la première face ne marche pas, la seconde désarme l'adversaire, il vous lâche enfin de peur de trop vous plaire en vous massacrant" (FC, 268).

Le scénario semble parfaitement rodé et on ne voit pas comment Ponthard-Delmaire résisterait à un tableau aussi désolant et n'accorderait pas le mois de délai réclamé par les Editions du Talion.

Bouc émissaire, Ben l'est donc professionnellement et peut exercer ce métier dans le Commerce aussi bien que dans l'Edition ; sa visite chez l'architecte montre qu'il en possède parfaitement la technique. Mais dans ce roman, contrairement au précédent, Benjamin n'aura pas à mettre son talent à exécution. Pour employer son langage, on pourrait dire qu'il est "sauvé par le gong", car une nouvelle affaire policière, celle qui anime La Fée Carabine vient faire irruption dans sa vie quotidienne.

Benjamin, Bouc Émissaire de l’Intrigue Policière

La Fée Carabine est avant tout un roman policier avec son lot de meurtres : ici, l'assassinat de vieilles dames ; d'événements mystérieux : la disparition de Julie Corrençon, journaliste et compagne de Ben, ou révoltants comme la découverte de vieillards drogués. C'est que l'action se passe à Belleville, quartier cosmopolite, et, dès la première partie du roman, c'est la violence de la ville qui éclate.

Comme le montre l'analyse de René Girard dans Le Bouc Emissaire, cette violence aveugle cherche une victime particulièrement innocente qu'elle rendra coupable de tous les maux. Irrésistiblement, c'est Benjamin qui semble réunir, bien malgré lui cette fois, toutes les caractéristiques de cette victime idéale.

Et le processus se met en marche inexorablement. Petit à petit, ...

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