Avec son évocation de chevauchées ponctuées d’arquebusades le mot “fantasia” est indissolublement associé au folklore maghrébin, dont il constitue l’un des plus beaux fleurons.
Le terme, pourtant étranger à l’arabe dialectal marocain, mais très largement consacré par l’usage touristique, est employé en français depuis 1833, date à laquelle Eugène Delacroix avait ainsi baptisé un tableau où l’on pouvait admirer des cavaliers lancés au galop, le fusil visant quelque ennemi imaginaire.
Signifie “jeu équestre”, “jeu de la poudre”, ou encore “apologie de la poudre”, et provient sans doute du mot espagnol fantasia (“fantaisie”).
En darija, se dit tburida, dérivé de la racine BRD (“poudre”), alors qu’en berbère du Moyen-Atlas (Peyron ; 1993, p. 323), on évoque le phénomène d’envolée (racine FRW), d’où tafrawt/pl. tiferwin.
Dans la région d’Azilal, enfin, on préfère le terme asbaai, car le spectacle ressemble effectivement à une caracolade de spahis (Laoust/Lefébure ; 1993, p. 186).
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La fantasia relève indirectement d’une tradition équestre très ancienne, à mettre en rapport avec l’introduction du cheval barbe*, rapide et résistant, qui s’est mis en place par étapes successives.
D’abord avec son utilisation chez les Libyens orientaux pour tracter des chars, dès le xiiie siècle av. J.-C. (Camps, 1993).
Puis, pendant le millénaire suivant, par son adaptation en tant que monture par les Paléo-Berbères, avec, plus tard, comme première apothéose, les chevauchées de la célèbre cavalerie numide de Massinissa.
Sans parler de nouvelles contributions proche-orientales au parc équestre nord-africain survenues à l’époque de la conquête islamique.
Au Maroc, l’usage de la fantasia est largement répandu à travers l’ensemble des plaines atlantiques, le plateau central et le Moyen-Atlas sur toute sa bordure nord et ouest, ainsi qu’en Haute Moulouya.
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Tradition, selon deux auteurs marocains, « d’un peuple noble et guerrier » et qui constitue une « épreuve de courage et d’adresse » (Benallal & Messaoudi ; 1981, p. 43), qui perpétue, ainsi, les charges guerrières de jadis (Le Panot, 1990,p331).
En effet, la fantasia parait intimement liée, tant à la pratique de la guerre à l’époque héroïque, qu’au culte des marabouts dont on honore la mémoire à l’occasion de moussems* grandioses par ce “jeu noble entre tous” (Rouzé, 1962).
En effet, à l’époque ancienne, plutôt que son côté “grand spectacle”, la fantasia se justifiait selon une logique de maintien sur le pied de guerre, de préparation à l’expédition punitive chez la tribu voisine, ou contre l’ennemi qui menaçait de l’extérieur.
Opérations rapides où seule une cavalerie légère, manœuvrière, constamment entraînée, était en mesure de remplir correctement les missions qui lui incombait.
Chez les Zemmour, par exemple, chacun “se voit imposer, sous peine d’amende, l’achat d’un fusil, d’une monture ou de cartouches” (Querleux, 1915-1916, p. 146).
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Outre Delacroix, à qui l’on attribue habituellement la primeur du mot “fantasia”, d’autres artistes du xixe siècle ont représenté cette manifestation si caractéristique du tempérament maghrébin.
On se contentera de citer Eugène Fromentin (1869), qui a dépeint un spectacle équestre où les cavaliers d’une tribu font “parler la poudre” pour honorer deux chefs ; ainsi qu’E. Bayard, dont une gravure remontant à 1879, représente une cavalcade guerrière devant les remparts d’une des villes impériales du Maroc (Gasnier, 1980).
Dès l’aube du xxe siècle, lors d’un premier voyage dans l’Atlas, de Segonzac avait fait allusion à la fantasia, tout d’abord à propos des Ayt’Ayyach qui passaient alors pour être les “meilleurs cavaliers du Maroc” (1903, p. 166).
Honorer un illustre personnage ; voilà bien le sens donné de tous temps à la fantasia, comme celle dont la description nous est parvenue sous la plume des frères Tharaud (1929, p. 24), où c’est par une bruyante chevauchée sous la pluie que les Ayt Myill accueillent Lyautey lors de son arrivée au poste de Tim-hadit dans le Moyen-Atlas.
Car c’est là, sur le dir*, ou “poitrail” du Moyen-Atlas, que cette manifestation revêt le plus d’éclat, qu’elle est la plus prisée de la part des populations (Guennoun, 1934), surtout chez les Izayyan.
On se réunit alors au creux de quelque déclivité, de quelque agelmam à sec, de quelque vaste clairière tel le prestigieux plateau d’Ajdir.
Immenses campements de tentes noires, auxquels la foule des spectateurs, l’alignement bigarré des danseuses d’aḥidus, ainsi que d’impressionnants rassemblements de cavaliers enturbannés, en burnous blanc, donnent une allure de tournoi médiéval, avec, en toile de fond, les monts sombres, boisés de cèdres, des Ayt Oumalou.
Mais, loin du faste des grandes occasions, on comprend quelle place était faite à la fantasia dans le vécu quotidien des imaziγen d’après l’admirable description de Guennoun (1933, p. 82), où il évoque les tiferwin improvisées auxquelles se livrent des cavaliers en route vers le souk hebdomadaire, « heureux de montrer leur hardiesse et l’habileté de leurs montures ».
Sans oublier pour autant une grande fête chez les Ayt’Ayyach en 1926 pour honorer l’agurram Sidi’Ali Ben Nasser, où les cavaliers de la tribu font “parler la poudre” (ar-sufuγen lbarud) provoquant les cris de joie des femmes (ar-γifsen-sγurutent tutmiri) (Laoust ; 1949/1, p. 171).
Au lendemain de l’indépendance, si elle a survécu en tant qu’institution, la fantasia ne fait qu’assez timidement sa réapparition au sein des manifestations folkloriques nationales.
Deux guides touristiques marocains de 1965 s’abstiennent de toute allusion à la fantasia à cheval, (à différencier des fantasias pédestres du Rif, du Moyen-Atlas oriental, du Mzab, qui relèvent d’une tradition non-équestre).
On ne peut pas, non plus, prétendre que la bibliographie de la décennie 1960 ait totalement passé sous silence la fantasia.
Au contraire ; à l’occasion du moussem* annuel de Moulay Idriss du Zerboun, tout d’abord (Rouzé, 1962) ; dans une publication parrainée par Royal Air Maroc, ensuite (Gayraud, 1966).
En effet, c’est en grande partie grâce à une directive royale, et avec la fantasia comme incitation, que l’élevage caballin a été réintroduit dans de nombreuses régions du royaume, dont certaines de l’Atlas de très ancienne tradition équestre, où depuis la conquête militaire française, le cheval avait pratiquement disparu.
Allant de pair avec ce regain d’intérêt pour la fantasia à l’échelon national, et à partir des années 1970, le tourisme de masse apporte une contribution importante.
En effet, actuellement promue au niveau de jeu de société, autant que grand spectacle populaire spécifiquement marocain, la fantasia occupe une place de choix parmi les attractions touristiques du pays, dont les nombreuses fêtes, religieuses ou autres, fournissent aux cavaliers de nombreuses occasions pour se manifester.
Ainsi, les chevaux destinés à ces spectacles font l’objet d’un élevage spécialisé, et ne serviront qu’à cet usage ludique.
Objets de soins attentifs de la part de leurs maîtres, tout effort inutile est épargné à ces bêtes que l’on achemine la veille, soit en camion, soit à la remorque d’une mule, jusque sur les lieux où doit se dérouler la fantasia.
Avant que les cavaliers ne s’élancent, leurs montures attirent le regard par la richesse de leurs équipements, notamment la selle brodée de soie, d’argent et d’or dont le prix peut atteindre les 25 000 francs à elle seule (Zuber, 1989, p. 46).
Harnachement richement brodé lui aussi (Adnan, 1983/et Morin-Barde 1975, p. 76), notamment le petit caparaçon qui orne le front de l’animal, jusqu’aux rennes mises en valeur par des entortillements de fils d’or ; étriers métalliques dont le bon cavalier aura à cœur de ne pas faire un usage inconsidéré s’il souhaite éviter à sa monture de cruelles blessures.
Le cheval ainsi harnaché, prêt à affronter le jeu équestre, est qualifié de destrier, asnaḥi en berbère du Moyen-Atlas (Peyron, 1993, p. 186), terme issu de la racine SNḤ (“arme”), comme pour perpétuer l’ancienne vocation guerrière de ce sport.
L’alignement vérifié une dernière fois, le chef prononce le rituel « Au nom de Dieu et à la gloire du Prophète » et, aussitôt, le groupe s’élance au petit trot à travers le terrain en direction des tentes caïdales lui faisant face.
Au bout d’une cinquantaine de mètres, les montures prennent l’allure de charge et alors, sur 150-200 mètres, soulevant un nuage de poussière, les cavaliers rivalisent d’adresse, les uns debout sur leurs étriers, les autres sur la selle « tenant leurs rênes entre les dents (un nœud sur le cou unit les deux parties) » (Zuber, 1989), dans un tournoiement de fusils brandis à bout de bras, dans un martèlement sourd de sabots.
Au dernier moment, à faible distance des tentes des officiels, un commandement retentit et, avec un ensemble parfait, ou souhaité comme tel, les fusils pointés vers le ciel, une détonation sèche troue l’air.
Les connaisseurs jugent de la dextérité des groupes qui se succèdent selon les critères suivants : le maintien de l’alignement entre cavaliers pendant la durée de la charge ; la nature rectiligne de la charge, c’est à dire la mesure dans laquelle est tenu le cap pris au départ ; la synchronisation des coups de feu, ainsi que “la cambrure racée” (Gayraud, 1966) que doit prendre chaque participant en ce moment précis ; en fin de course, l’arrêt in extremis des cavaliers devant l’invité d’honneur.
Certains orfèvres en la matière vous diront que les meilleures fantasias sont liées aux moussems se déroulant annuellement près du tombeau d’un saint.
De loin le plus important est celui de Moulay Idriss du Zerhoun, près de Meknès. Les festivités, qui durent quinze jours en septembre, en ce lieu saint, honorent le fondateur de la dynastie des Idrissides.
Ces fantasias, d’une très haute tenue, sont organisées sur un terrain plat au-dessus de la ville. A peine moins célèbre pour le jeu équestre, le moussem de Moulay ’Abdellah, qui se tient en août dans un petit village à 9 km à l’ouest d’El Jadida, sur la côte atlantique.
Plus au nord sur le littoral, le moussem de Sidi Ahmed Ben Mansour à Moulay Bousselham est marqué par des jeux équestres.
Enfin, selon d’autres “aficionados” les plus belles fantasias seraient celles auxquelles il est possible d’assister en octobre lors de la fête du cheval à Tissa, au pied du Rif, à 45 km au nord de Fès.
Si le cœur du pays de la fantasia, voire le centre de gravité, pour autant que l’on puisse procéder à pareille définition, se situe aux alentours de Meknès, à la rencontre du Moyen-Atlas et des plaines atlantiques, on sent se dessiner une nouvelle tendance, tourisme oblige.
Marrakech étant devenu qu’on le veuille ou non, le pôle touristique du pays, le phénomène fantasia s’y est singulièrement renforcé depuis une dizaine d’années.
En effet, malgré l’inflation des dernières années, la demande reste assez forte.
Ceci n’est guère étonnant si l’on évoque la montée des entrepreneurs de spectacle, à Marrakech comme à Agadir.
Dans une enceinte clôturée, on organise une soirée-synthèse du folklore marocain, où une demi-douzaine de cavaliers se produisent à intervalles réguliers en de mini-fantasias devant des fournées successives de touristes, amenées en car, et qui dînent sous la tente caïdale en assistant au spectacle.
Ainsi, à travers les décennies, la fantasia s’est affinée en se modernisant.
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