Le carton 1 M 1376 des Mémoires et reconnaissances porte sur l’Italie. A priori, le seul trait d’union entre les différentes pièces du carton est le cadre géographique.
Ces pièces couvrent une quinzaine d’années, entre 1792 et 1807 (car les différentes pièces datées de 1775 et 1776 sont en réalité des réemplois du Bureau topographique pour préparer la campagne de 1796). Nous trouvons deux séries de documents qui illustrent la différence entre les mémoires historiques (29 pièces) et les reconnaissances diverses (le registre du chef de la section des ingénieurs-géographes, Rousseau1, un volume de reconnaissances diverses sur les localités entre Milan et Gênes entre 1797 et 18072, etc.).
Nous avons sélectionné un exemplaire de chacune de ces deux séries ; le mémoire d’Edouard Lefebvre, qui est un petit traité d’écriture immédiate et de prospective3, et le Coup d’œil sur le Padouan du capitaine François-Marie Martinel, un relevé de terrain qui rend compte du travail quotidien des ingénieurs-géographes4.
Nous avons choisi de rapprocher ces deux documents, qui sont de nature différente, mais qui s’insèrent dans le même contexte, celui de l’échec, puis du retour offensif, de l’armée française dans la Péninsule. Entre la date du mémoire de Lefebvre (novembre 1799), et celle du précis de Martinel (mars 1801), il y a la période de la restauration de l’Ancien Régime et de l’occupation autrichienne (les tredieci mesi), puis le retour des espérances républicaines après Marengo (14 juin 1800), et l’avènement d’une seconde République cisalpine.
C’est autour de cette entité républicaine ayant Milan pour capitale que se manifeste la rationalité de cette période de troubles, et, par voie de conséquence, la logique profonde de la réunion des nombreuses pièces de ce carton.
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Cette logique sous-jacente donne en outre de l’unité là où semblaient mises en œuvre deux démarches profondément différentes ; l’une historique, l’autre géographique. Les mémoires seraient de petits essais de science politique, là où les reconnaissances seraient les carnets de note d’un géographe de terrain.
Or, elles relèvent toutes deux d’une même volonté politique ; comment assurer la longévité d’une entité artificielle (la République cisalpine, puis italique) dès lors que sa légitimité ne peut trouver d’ancrage dans la tradition ?
La réponse est de fonder l’identité à partir du tracé des frontières. C’est la raison pour laquelle la majorité des pièces explore les limites du territoire initialement imparti à la République cisalpine fondée en 1797 ; en direction du royaume de Piémont, occupé par les troupes françaises en décembre 1798 ; en direction de la république de Gênes, l’accès à la mer étant une question cruciale pour la viabilité du nouvel État, voire en direction des baillages italiens inclus dans la Confédération des cantons suisses.
Félix Hénin, chef d’état-major de la division de cavalerie du corps expéditionnaire français, qui joue un rôle essentiel au bureau topographique, après avoir été représentant diplomatique5 (ce qui illustre une fois encore la grande porosité des fonctions diplomatiques et des fonctions militaires à cette époque) adresse le 27 février 1802, au Premier Consul, copie d’un journal fait en l’an vi sur les baillages italiens dépendant des Suisses.
À cette époque, la République cisalpine désirait beaucoup la réunion de ces baillages à son territoire ; mais cette réunion, souligne-t-on dans les annotations marginales, « semblerait encore mieux convenir à la République italique ».
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Un irrédentisme qui se manifeste aussi en direction de la république de Venise, c’est l’objet des reconnaissances vers le Véronais et le Padouan, entreprises dès la restauration de la République cisalpine.
Cette attention portée aux frontières est déjà au cœur de la réflexion de Lefebvre sur les faiblesses initiales du projet républicain de l’époque du Triennio. Elle fait écho aux revendications d’une partie des patriotes cisalpins, sur des territoires précédemment rattachés au royaume piémontais.
L’occupation de nombreuses localités piémontaises par les troupes françaises de Joubert le 6 décembre 1798, puis l’abdication contrainte du roi de Sardaigne Charles-Emmanuel le 12 décembre, donnent libre cours à cet irrédentisme.
Le recours à la Nature, contrairement à ce qui se passe en France, ne se suffit pas à lui-même ; le détour par la culture (l’apparentement linguistique, comme dans le cas des baillages italiens), ou par la tradition historique (le duché de Lombardie, amputé par ses voisins) s’impose dans le processus de légitimation de la demande de réunion, outre des baillages italiens, des duchés de Parme et de Plaisance6, du Novarais, des pays d’Asti, d’Alessandria, de Tortone, de la seigneurie de Verceil, mais aussi de localités de la république de Gênes ou de la république de Lucques (Massima di Carrara) qui permettraient à la jeune république d’avoir son débouché maritime7.
Les topographes de l’état-major sont mobilisés dans cette entreprise, au premier desquels l’ingénieur d’origine suédoise Gustav Tibell (1772-1832), le fondateur du corps des ingénieurs topographes italiens, et de l’académie militaire de la République, en 18028. Le Directoire cisalpin peut, sur cette question, trouver des appuis parmi les patriotes unitaires, extrêmement méfiants à l’égard de la politique officielle du Directoire de France, depuis la paix de Campo-Formio qui a livré les territoires vénitiens à l’Autriche, et qui vont bientôt trouver l’occasion d’alimenter leur rancœur avec l’annexion du Piémont par la France (16 février 1799 - 28 pluviôse an vii)9.
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Bonaparte, après la refondation de la République italienne, allait donner partiellement satisfaction à cet irrédentisme cisalpin, avec la création du département de l’Agogna, à partir des territoires cédés en 1707 par le duché de Milan à Victor-Amédée ii de Savoie.
Le premier des deux mémoires a été rédigé par Pierre-Michel Edouard Lefebvre, né à Hirson (Aisne) le 18 décembre 1769. On s’interroge sur sa formation et sa jeunesse.
Selon une lettre de sollicitation de 1795, elles furent aventureuses ; « Après plusieurs années de voyages entrepris pour étudier le génie des peuples de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique, leurs mœurs et l’esprit de leur gouvernement »10, il est revenu en France pour y perfectionner son éducation par l’étude des langues et de la diplomatie.
Une telle expérience chez un tout jeune homme (26 ans) a de quoi étonner, mais ce ne sont pas les seuls éléments d’incertitude dans la carrière de Lefebvre. Dans une autre lettre de sollicitation, postérieure à la précédente, il se présente comme imprimeur, ayant passé trois ans « à la tête de la Bibliographie Nationale », puis il est entré dans les bureaux du Comité de Salut Public11.
La durée de ses fonctions au Grand Comité varie entre un an et deux ans12. Il est proche du représentant du Jura Vernier, et surtout de « Eloi Hourier »13, qui le recommande chaleureusement à plusieurs reprises.
Lorsque le Directoire s’installe, il passe au département politique (secrétariat général) du ministère des Affaires étrangères, où il reste jusqu’au 27 messidor an v (15 juillet 1797). Il démissionne alors pour un épisode étrange, mais qui tient une grande place dans sa carrière ultérieure.
Pervillé vient d’être nommé par le Directoire pour se rendre à Saint-Domingue en qualité de commissaire ordonnateur, et il a proposé à Lefebvre de l’accompagner. Ce dernier a accepté « ses offres obligeantes » d’autant plus volontiers qu’il a des attaches de famille dans la colonie14.
Ses « intérêts de famille » à Saint-Domingue pourraient expliquer les zones d’ombre de sa jeunesse.
Mais, pour des raisons politiques et pratiques, l’expédition dirigée par le général Hédouville tarde à partir15. Lefebvre renonce, prétextant une longue maladie, vraisemblablement… diplomatique !
Le voici donc sans emploi public, mais ayant retrouvé ses presses d’imprimeur. Ce qui lui permet d’éditer un ouvrage très important, qu’il présente cependant comme un ouvrage de circonstances, Considérations politiques et morales sur la France constituée en République16.
Il ne cache pas la stratégie qui préside à la publication ; obtenir sa réintégration au sein du ministère des Affaires étrangères17. Selon lui, cette publication, « très favorablement accueillie par le public patriote », doit lui permettre de « faire la preuve de ses capacités », de l’étendue de ses connaissances et de la fermeté de son engagement républicain.
Cette stratégie est payante, puisqu’il est réinstallé au ministère le 1er fructidor an vi (18 août 1798) à un poste qui n’est pas négligeable, celui de secrétaire de la Commission du gouvernement français dans l’île de Malte, qui vient d’être occupée par le corps expéditionnaire commandé par Bonaparte, faisant voile vers l’Égypte.
Les revers du printemps 1799, la reprise de Malte par les Anglais, vont contraindre Lefebvre à revenir en France. On lui confie alors une mission qui est en rapport direct avec l’objet du présent mémoire ; il est nommé président de la Commission des secours aux réfugiés napolitains, formée auprès du ministère des Affaires étrangères18.
C’est lors de l’été 1799, alors que les républiques ont succombé sous les coups de la réaction royaliste (en Italie), qu’elles sont directement menacées par des insurrections contre-révolutionnaires (en Suisse) ou par l’invasion étrangère (la Hollande), ou encore qu’elles organisent leur survie en réactivant les mesures de salut public (la France).
Lefebvre va ainsi reprendre le cours de ses réflexions sur la nature du régime républicain, abordé dans son précédent opuscule, en les appliquant au contexte italien.
Mais c’est, comme le précédent, un texte de circonstances ; le destinataire en est le Premier Consul, Bonaparte, qui vient tout juste de s’installer au pouvoir. La réaction - et donc vraisemblablement la rédaction - de Lefebvre est particulièrement rapide ; le mémoire est daté du 23 novembre 1799, soit treize jours après que le coup d’État ait été effectivement consommé (19 brumaire an viii, 10 novembre 1799).
L’auteur a le sens de l’opportunité, mais il doit aussi impérativement se dissocier du régime renversé, le Directoire, puisqu’il y a exercé des fonctions importantes ; et plus encore de l’orientation néo-jacobine des mois qui ont précédé le coup d’État de brumaire, avec laquelle on pouvait être tenté de l’associer de par sa proximité avec les patriotes napolitains qui fuyaient la sanglante restauration bourbonienne.
C’est donc pourquoi le mémoire est une condamnation de la politique officielle du Directoire en Italie, et aussi de son opposition néo-jacobine, qui visait à une unification de la péninsule sous régime républicain.
Outre le fait de se signaler ainsi aux nouvelles autorités, Lefebvre posait implicitement sa candidature à des fonctions diplomatiques, dans l’hypothèse d’un échec de la Restauration royale, hypothèse qui allait se dessiner de plus en plus au cours des mois qui suivent jusqu’aux lendemains de Marengo (14 juin 1800).
Le mémoire est donc organisé autour d’un plan très classique : critique de la politique directoriale (pourquoi nous avons été chassés de l’Italie) ; analyse de la situation présente (à quelles conditions une république est-elle viable dans la partie septentrionale de la Péninsule) ; préparation de l’avenir (ce que nous devons faire en Italie).
Cette stratégie d’écriture va se révéler payante à terme, puisque Lefebvre va faire une brillante carrière diplomatique en Italie ; premier secrétaire de la légation française en Toscane le 18 thermidor an ix (20 juillet 1801) ; premier secrétaire de légation à Naples le 29 fructidor an x (16 septembre 1802), il va ensuite être attaché à l’ambassadeur de France Alquier à Rome le 10 avril 1806, jusqu’en 1808.
Commence ensuite la partie allemande de sa carrière ; secrétaire de la légation française à Cassel le 28 octobre 1808 ; secrétaire de légation à Berlin le 16 mai 1811. Il est fait prisonnier par les Russes en 1813 et emmené à Saratov, d’où il est libéré au printemps 1814.
Il connaît une période d’inactivité difficile jusqu’au 13 juin 1816, date à laquelle il revient au ministère des Affaires étrangères comme historiographe pour écrire l’histoire officielle de la diplomatie française de 1763 à 1805 (un « travail particulier au traitement de 6 000 francs », mentionne-t-on dans ses états de services19).
Il meurt à son domicile parisien, rue Piron, le 19 septembre 1828, à l’âge de 58 ans. Il laisse deux enfants, un fils, Armand, et une fille, Madame Jules de Courmont20.
Le deuxième document est une reconnaissance effectuée dans le Padouan. Pour en saisir l’intérêt et la portée, il faut en revenir à la question des frontières orientales de la République cisalpine.
Les troupes alliées françaises et cisalpines vont ensuite franchir l’Adige22, puis obtenir un armistice à Trévise le 16 janvier 180123. Les troupes françaises occupent les provinces situées à l’ouest de l’Adige, dont le Padouan, le Vicentin, le Véronais.
Ces régions, autrefois vénitiennes, sont autrichiennes depuis octobre 1797, lorsque la république de Venise fut concédée à l’Empire d’Autriche par le Directoire français, en compensation de l’intégration des départements belges à la République, au traité de paix de Campo-Formio.
C’est dans ces circonstances que le Bureau topographique décide de faire une série de reconnaissances autour des grandes cités de l’ancienne Terre Ferme vénitienne ; Padoue, Vicence, Vérone.
Pendant ce temps, les négociations reprennent avec les Autrichiens au congrès de Lunéville. Elles aboutissent à la paix le 9 février 1801.
L’Empire d’Autriche reconnaît la République cisalpine restaurée, et agrandie, notamment par l’organisation de nouveaux départements orientaux ; l’Adige sur une partie du Véronais, comprenant notamment la position stratégique du plateau de Rivoli ; et le Bas-Pô, adjoignant au Ferrarais, ancienne légation pontificale, la Polésine de Rovigo, ancien territoire vénitien.
Le fleuve Adige est bien devenu frontière naturelle de la République, et la région de Padoue, sur la rive gauche du fleuve, est restée territoire autrichien. Mais, comme nous le voyons avec ce Coup d’œil, la reconnaissance de cette région-frontière est devenue absolument capitale pour les Français et leurs alliés ; la mission, commencée en janvier sous la protection des troupes d’occupation, se poursuit en février comme une mission de renseignement.
L’auteur du mémoire se présente comme détaché de la section du centre de l’armée, c’est-à-dire de l’armée de Brune. Le territoire à reconnaître a été réparti en itinéraires qui font l’objet des observations rassemblées ci-après.
L’auteur du Coup d’œil est le capitaine Martinel. Il y a une incertitude pour l’identification de ce « citoyen Martinel » ; en fait deux frères peuvent être facilement confondus, François-Marie et Antoine Alban.
François-Marie Martinel24 est né le 1er mai 1767 à Ch...
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