Pourtant, vous ne l'avez entendu qu'une fois, ce refrain, et d'ailleurs, quand il est passé à la radio, vous vous êtes dit : « Quelle chanson stupide ! » Mais depuis, il tourne et retourne inlassablement dans votre tête.
Pas de panique : vous êtes atteint d'un « ver d'oreille », expression plutôt laide qui sert à désigner cette sensation d'être parasité par une musique sans savoir comment ni pour quelle raison elle s'est installée durablement dans votre cerveau.
Seul 1 % d'entre nous est immunisé contre ce mystérieux phénomène.
Fabrice Aboulker, compositeur auteur de nombreux tubes ( « Pour une biguine avec toi » pour Marc Lavoine) a une explication : « Bien sûr, nous, musiciens, avons quelques trucs : il existe des suites harmoniques qui se retiennent plus facilement que d'autres, mais cela ne suffit pas.
Le succès d'un morceau, sa capacité "obsessionnelle" ne se résume heureusement ni à l'enchaînement technique de notes que nous pouvons mémoriser aisément ni au matraquage radio.
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J'ai été très surpris que le public accroche à certaines de mes chansons, Elle a les yeux revolver, par exemple, que j'ai composée vraiment comme ça, sur un coup de tête, sans trop y penser. »
Comment expliquer que ce « I Got You Babe » entendu ce matin au réveil ne nous quitte pas de la journée ? Selon le philosophe et musicologue Peter Szendy, le secret de la puissance de la musique « tient à sa structure de répétition ».
Notre cerveau joue le rôle de chambre d'écho : il répète ce qui se répète. La musique nous hante plus facilement que d'autres formes artistiques, parce qu'elle implique une mémorisation parfaite.
Nous ne pouvons pas broder des motifs autour d'une mélodie comme autour d'un tableau : elle demande précision et exactitude pour être reconnaissable, et forme de régression.
Fabrice Aboulker s'est rendu compte que ses hits avaient tous, sans qu'il s'en soit aperçu au premier abord, la forme et l'allure de « comptines enfantines. En fait, je suis convaincu qu'une mélodie, c'est un peu comme une odeur qui nous ramène à un endroit de notre histoire ».
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La musique est « une articulation de sons entre eux, un langage particulier, intraduisible, qui ne renvoie qu'à lui-même et n'a pas de signification compréhensible et univoque. Chacun l'interprète comme il veut l'entendre », explique le philosophe Santiago Espinosa.
Ce qui permet à tous de la charger du sens qu'il veut. Le principe est le même en ce qui concerne les paroles : les plus entêtantes, celles qui nous saisissent et tournent en boucle sans nous lâcher, se caractérisent généralement par leur opacité et leur capacité à ne rien « signifier » clairement.
« Quand nous chantonnons, notre cerveau pratique des associations libres », résume la psychanalyste Édith Lecourt. C'est pour cette raison que les airs qui nous trottent dans la tête constituent une porte d'entrée privilégiée vers notre inconscient.
Édith Lecourt les met « en lien avec les rêves, qui peuvent d'ailleurs être musicaux ». Selon elle, les chansons qui nous accompagnent permettent de comprendre notre fonctionnement psychique.
Comme lorsque, à la fin d'un dîner animé, dans le babillage ambiant, le mot « pluie » prononcé par l'un des convives fait surgir « Il pleut sur Nantes », et que Barbara vient saper la dégustation du moelleux au chocolat.
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En nous mettant à l'écoute de ce type d'entrelacements intérieurs involontaires, incontrôlés, « nous touchons à quelque chose de très intéressant, qui peut nous aider à décrypter nos affects : nous ne sommes pas ce que nous pensions être, et cette musique qui nous traverse nous le signale », éclaire Édith Lecourt.
Pendant une excursion dans les montagnes norvégiennes, le neurologue Olivier Sachs s'était blessé à la cuisse. Opéré, soigné, il n'arrivait plus à marcher, à sentir sa jambe gauche, devenue un « étrange objet, un rien qui pendait mollement ».
Jusqu'au jour où, après plusieurs semaines d'angoisse, « une musique, une glorieuse musique de Mendelssohn monta en moi, fortissimo ! Aussitôt, je me mis à marcher, sans effort, joyeusement, avec la musique.
La mélodie et le rythme naturels et inconscients de la marche m'étaient revenus, comme on se remémore un air jadis familier, mais depuis longtemps oublié, de concert avec le rythme et l'air de Mendelssohn ».
Son corps morcelé s'était réunifié grâce au mouvement puissant d'un concerto qui, après l'avoir fait vibrer, revenait le hanter pour son bien. En exergue de son texte, il cite le poète et romancier allemand Novalis : « Toute maladie est un problème musical. Toute guérison une solution musicale. »
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