La parole est une opération de signification et de communication. Parler consiste à articuler des sons afin de faire entendre quelque chose à quelqu'un. Elle suppose la fonction symbolique par laquelle l'homme médiatise son rapport au réel par des signes, c'est-à-dire transpose son monde visible et invisible en un monde de significations.
Lorsqu'elle n'est pas silencieuse comme c'est le cas dans l'expérience de la pensée (Platon disait que « la pensée est le dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même ») la parole est toujours adressée à quelqu'un. Elle met en présence deux sujets. Elle implique, même si c'est souvent pour la nier dans les faits, une condition d'ordre spirituel et moral, à savoir la reconnaissance de l'autre comme un être semblable à moi-même. Au moment où j'adresse la parole à quelqu'un, je le constitue comme autrui, je reconnais notre communauté de nature. Je présuppose notre intersubjectivité. Comme moi, autrui est un sujet capable d'entendre et de produire du sens.
Il est possible à présent de faire apparaître les problèmes que l'énoncé nous demande d'affronter en les formulant de manière dialectique. Il n'est pas interdit de signaler que sur cette question il y a une idée toute faite, massivement partagée et très dogmatique comme l'est d'ordinaire l'opinion. Si l'on en croit l'opinion, la parole serait aux antipodes de l'action. Il est commun d'opposer l'homme d'action à l'homme de parole et de valoriser le premier par rapport au second. La parole serait vaine, le sérieux consisterait à agir.
Ainsi y a-t-il sens à dire que parler consiste à être passif ? N'est-il pas évident qu'un sujet parlant n'est pas inactif et même que l'activité de parler est parfois épuisante ? Il suffit d'observer les professionnels de la parole (professeur, orateur politique etc.) pour s'en convaincre. La sueur inondant le visage de Raymond Devos sur scène donnait la mesure de l'effort en jeu dans sa parole et il n'avait sans doute pas besoin de la grammaire pour savoir que le mot est un verbe d'action, non un verbe d'état. Néanmoins si agir consiste à intervenir sur une réalité pour la changer, n'est-on pas fondé à pointer l'inefficacité de la parole à produire des effets dans certaines situations ?
On n'attend pas du chirurgien qu'il se contente de parler et il y a longtemps que le magicien a dû s'effacer au profit du technicien. Mais cela signifie-t-il pas que la parole soit impuissante à produire des effets par principe ? L'expérience montre au contraire que la parole est un pouvoir d'une efficacité parfois redoutable, non seulement dans le rapport des hommes entre eux mais aussi dans le rapport de l'homme au réel.
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En toute rigueur le contraire de parler, c'est se taire tandis que le contraire d'agir, c'est être passif. Un locuteur n'est pas en état de passivité. Il ne l'est ni physiquement, ni mentalement. Pour articuler des sons, il doit mettre en œuvre des muscles, une énergie. La parole est une opération physique dont ceux qui la manient, à titre professionnel, savent combien elle requiert d'efforts, d'autant plus qu'elle exige aussi une activité mentale.
La parole est aussi en soi une action dans la mesure où dans une assemblée d'hommes, elle est rarement offerte. Il faut prendre la parole. Expression éloquente signifiant que la parole est d'ordinaire confisquée par les plus puissants ou les plus habiles. « Prendre la parole » requiert souvent du courage, ne serait-ce que celui de s'exposer, ce qui ne va pas toujours sans risque. Hannah Arendt a particulièrement souligné cette essence de la parole. Le monde humain est celui d'une pluralité d'êtres à la fois différents et égaux. L'identité personnelle de chacun ne peut apparaître qu'en s'exprimant dans l'acte de parole et dans toutes les autres modalités de la vie active.
« La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole a le double caractère de l'égalité et de la distinction Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre. En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde humain, alors que leurs identités physiques apparaissent, sans la moindre activité, dans l'unicité de la forme du corps et du son de la voix. »
Déploiement d'une énergie physique et mentale, intervention parfois audacieuse parmi les hommes, la parole est loin de connoter passivité. Alors pourquoi l'opinion oppose-t-elle la parole à l'action ? Peut-on la légitimer ? Que l'opinion, voire le bon sens expriment un soupçon à l'égard de la parole, cela est clair dans de nombreuses formules. Dans tous ces jugements, on accuse un certain usage de la parole de relever de l'esbroufe avec tous les caractères qui en dérivent : c'est illusoire et mensonger, pléthorique et stérile, peu coûteux et creux comme tout ce qui s'affranchit de l'épreuve du réel.
De fait, lorsque l'action requiert une intervention matérielle sur une réalité, il est vain de croire à l'action de la parole. Sans doute l'émission de sons peut-elle produire des effets physiques (provoquer un éboulement par exemple), mais ce qui agit alors, c'est le son comme phénomène vibratoire, non la parole en tant que sons doués de sens. Les mots sont impuissants à modifier concrètement les choses. Le superstitieux en nous se refuse parfois à admettre cette vérité et croit qu'en prononçant le mot, il agit sur la chose.
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C'est là l'erreur du magicien. Il se croit puissant en faisant un usage incantatoire du langage. Ses paroles vont faire tomber la pluie, vont détruire le mal qui ravage son pays. A ce pouvoir illusoire on peut opposer le pouvoir véritable du technicien qui réduit la matière à ce qu'elle est : non pas des esprits avec lesquels un autre esprit peut entrer en contact, qu'il peut séduire par des prières, (c'est cette croyance en un monde enchanté qui fonde la pratique magique), mais de simples corps matériels qu'on ne peut transformer que par des opérations matérielles adaptées.
De même lorsqu'il s'agit de faire passer un projet du stade de l'intention à celui de sa réalisation, les mots, sauf exception, ne sauraient suffire. Ils servent à dire ce que l'on projette de faire mais le dire n'est pas le faire. Agir signifie dans ce cas passer à l'acte, exécuter, mettre en œuvre le projet. Construire s'il s'agit d'un projet technique , instituer, faire passer la loi s'il s'agit d'un projet politique.
Le reproche le plus virulent adressé à la parole est de servir à différer le moment de l'acte, voire à s'y substituer. Les exemples ne manquent pas où les hommes se dérobent à l'urgence de l'agir en multipliant le temps des délibérations. On réunit des groupes de réflexion, des commissions d'étude. On parle beaucoup. En réalité on cherche à gagner du temps. La parole sert à se dérober à la responsabilité de l'exécution. On parle pour ne pas avouer son impuissance, pour dissimuler une mauvaise volonté ou une complicité.
Rousseau, dans le Discours sur les sciences et les arts, lie les progrès de l'éloquence à la dégénérescence des moeurs. Les époques où l'on parle beaucoup de la vertu ne sont pas celles où l'on est vertueux. En parole, en effet, tout est possible et facile. On peut affirmer tout et son contraire, on peut se donner tous les rôles et tous les pouvoirs. On peut rêver, se leurrer et s'abandonner aux mirages de l'utopie. Il n'y a plus de limites à la liberté mais c'est une liberté abstraite qui, en s'affranchissant des contraintes de l'incarnation, perd toute crédibilité. Parole vide, creuse, vaine, irresponsable, prétentieuse, mensongère.
En réalité le pouvoir agissant de la parole est considérable. Il peut s'analyser comme action sur le réel, action sur autrui et action sur soi-même. L'erreur serait de croire que « la parole est un zéphyr qui court légèrement à la surface des choses, qui les effleure sans les altérer. Et que le parleur est un pur témoin qui résume par un mot sa contemplation inoffensive. Parler c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence » écrit Sartre dans Qu'est-ce que la littérature ?
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Le mot fait exister pour la conscience. Ce qu'on ne nomme pas n'a pas d'existence pour nous. Nommer consiste à tirer du néant, à faire venir à l'existence. La parole fait surgir le réel en le dévoilant d'une certaine manière. C'est déjà le cas de chaque langue dont la linguistique montre qu'elle est « une métaphysique latente ». Apprendre une langue maternelle est déjà une manière d'analyser le réel, de le faire signifier conformément à la mentalité, aux intérêts, aux projets du peuple auquel on appartient et qui, à travers le prisme de sa langue, s'approprie symboliquement le réel. Chaque système symbolique révèle le monde à sa façon. Il opère sur le réel par une action que Sartre appelle « une action par dévoilement », action dont on peut dire qu'elle accomplit un coup de force sur le réel. En effet qu'est-ce que ce dernier avant l'acte de lui donner tel ou tel sens ? Un quasi néant, une présence muette et indifférenciée. C'est la parole qui le configure et toute symbolisation est tributaire d'une façon de se projeter vers les choses. Ex : Dévoiler tel individu comme personne, ce n'est pas la même chose que le dévoiler comme « sauvage ».
Si l'action de dévoiler le réel a une telle importance, on comprend que ce soit un des grands enjeux de pouvoir au sein d'une communauté d'hommes. Toute société a besoin d'un ciment idéologique pour être cohérée et c'est par la parole que sont véhiculées les significations et les valeurs communes. Le pouvoir politique appartient donc à ceux qui parviennent à imposer les visions dominantes, à l'intérieur d'une cité donnée. C'est dire, comme Platon le montre dans l'allégorie de la caverne, que les véritables maîtres sont les maîtres de la parole.
De fait tous les gourous du monde, tous les grands chefs démagogiques doivent à leur art rhétorique, le pouvoir démesuré qu'ils exercent sur les esprits. Gorgias le revendique ouvertement : « Avec ce pouvoir tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et quant aux fameux financier on reconnaîtra que ce n'est pas pour lui qu'il amasse de l'argent mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ».
L'exhortation à penser qui est la substance de la parole socratique est donc invitation à se réapproprier un pouvoir confisqué. Sa fonction est de déjouer le pouvoir de ceux qui font de la parole une pure technique de pouvoir. Le pouvoir dans la cité est même tellement de nature langagière, qu'agir politiquement au sens noble consiste à parler. Par la prise de parole, les membres du corps social accèdent à la reconnaissance sociale ; les problèmes posés par la vie en commun peuvent être formulés publiquement et résolus par voie de négociation.
Jean-Paul Sartre insiste sur cette fonction de son art : Écrire, c'est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur, parler, c'est agir et il reprend la formule de Brice-Parain, pour qui les mots sont des pistolets chargés. Victor Hugo disait : Le beau n'est pas dégradé pour avoir servi à la liberté. Il ne disait cependant pas qu'il est dégradant, que le beau ne serve pas la liberté.
Sartre met en lumière le rôle de l'écrivain engagé : "Il ( l’écrivain engagé) sait qu’il est l’homme qui nomme ce qui n’a pas encore été nommé ou ce qui n’ose dire son nom, il sait qu’il fait "surgir” le mot d’amour et le mot de haine entre les hommes qui n’avaient pas encore décidé de leurs sentiments. Il sait que les mots, comme dit Brice-Parain, sont des “pistolets chargés”. Il peut se taire mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d’entendre les détonations. Nous tenterons plus loin de déterminer ce que peut être le but de la littérature.
En lien : Scène célèbre du film de Jean-Luc Godard, Vivre sa vie (1962). On y voit et entend le philosophe Brice Parain tenir une mini conférence sur le langage à Ana Karina, qui joue, dans le film, le rôle de Nana, une prostituée.
Brice Parain (Courcelles-sous-Jouarre, 10 mars 1897 - Verdelot, 20 mars 1971) est un philosophe et essayiste français, normalien, agrégé de philosophie et diplômé de l'Ecole des Langues orientales. Il s'intéresse principalement aux grands mouvements intellectuels et politiques de son temps. Ses travaux portent notamment sur le communisme, le surréalisme et l'existentialisme, dont il anticipe l'échec dans certains de ses premiers ouvrages, tels Essai sur la misère humaine (1934) et Retour à la France (1936). Il est obsédé par les problèmes du langage. Le critique Charles Blanchard le surnomme « le Sherlock Holmes du langage ». Il ne cesse de scruter les mystères de l'origine et de l'évolution des mots. En témoignent des essais plus tardifs, comme Essai sur le Logos platonicien (1942), Recherches sur la nature et la fonction du langage (1942) ou Sur la dialectique (1953).
Toute sa vie, il demeure en marge des intellectuels français attirés par le communisme. "À l'origine de l'œuvre de Brice Parain se trouve moins une intuition qu'une déception. Très tôt, Parain découvre la profonde duplicité du langage : il est notre fatalité puisqu'il nous permet de communiquer. Mais il ne nous unit qu'en nous trahissant : il nous donne l'illusion que c'est nous qui parlons, alors que nous ne livrons au monde que notre part la plus impersonnelle, la seule susceptible d'être dite. Ainsi le langage ne fonde pas le moi mais le traverse et le soumet à son ordre. Comment empêcher que les mots composent à côté du monde un univers parallèle où l'idée de la chose se substitue à cette chose même ? C'est à cette question que Parain va s'efforcer de répondre, et d'abord dans ses Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942), où il étudie les principaux systèmes philosophiques qui prétendent livrer le sens du réel sans se préoccuper de la parole qui fonde leur vérité. Surtout, Parain combat le mouvement de la pensée dialectique (notamment dans Sur la dialectique, 1953), qui constitue pour lui le moment le plus grave de la servitude à laquelle le langage réduit l'homme.
Le langage est le seuil du silence que je puis franchir. L'absurde se nomme, le désespoir se chante.
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