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C'est chose vaine que de vouloir apprécier l’importance de l’artisan armurier au Moyen Age, en se plaçant sur un plan étroitement technologique ou social. Son rôle ne peut se mesurer uniquement en fonction de ces critères. Il possède une autre dimension qui le classe nécessairement hors de pair dans le monde pré-industriel : c’est le prestige qui entoure la pratique de son art mystérieux, dans un contexte de connaissances empiriques, donc de superstitions.

Ceci est surtout vrai de l’armurier métallurgiste, mais aussi de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’ingénieur militaire et que l’on désignait jadis sous le nom de « maître d’engins », c’est-a-dire d’une personne qui construisait aussi bien des machines de bois que des instruments de fer ou de bronze.

Souvent, les deux se confondaient d’ailleurs, car, alors, l’ingénieur n’était pas seulement le concepteur mais également le réalisateur, au fond un maître-ouvrier qui faisait preuve de compétences particulières dépassant le niveau de la simple exécution.

Lucien Febvre a admirablement montre, dans une enquête des « Annales », que le forgeron, en raison de son savoir-faire, acquis par empirisme et jalousement transmis à des initiés, a toujours passé pour un être exceptionnel, doué de pouvoirs surnaturels que l'ignorance du profane se plaisait d’ailleurs à étendre à des domaines étrangers à la ferronnerie. De ce fait, cet artisan jouissait d’un grand prestige, qu’il retirait tout à la fois de la crainte qu’il inspirait et de l’admiration qu’il suscitait.

Sa position privilégiée est commune à toutes les civilisations préindustrielles, d’Occident ou d’ailleurs, anciennes ou récentes. Elle constitue un beau sujet d’ethnographie comparative.

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Nourri aux traditions latine et germanique, le Moyen Age a hérité d’un double courant mythique qui faisait de l’armurier un demi-dieu : le symbole de Vulcain se retrouve dans l’art pictural et celui de Wieland dans les sagas et la matière épique. La croyance dans les armes douées de vertus surnaturelles participe de cette conception.

Elle se retrouve aussi dans un domaine plus terre à terre, puisque certaines règles du duel judiciaire ou de combats singuliers allaient jusqu’à interdire, avec un sérieux qui ne laisse pas de nous déconcerter, l’usage déloyal des « épées enchantées ».

A ces éléments, s’ajoute le mystère qui entoure les secrets de fabrication, jalousement gardes et exploités par leur détenteur auprès des souverains désireux de se réserver le monopole des instruments de la puissance. Ceci est vérifiable de tout temps, mais le dernier siècle du Moyen Age constitue précisément un moment privilégié pour l’observation du phénomène, alors que les armes à feu s’imposent par leur nouveauté et par leur supériorité.

L’attitude de Philippe le Bon est tout à fait caractéristique à cet égard ; elle est bien dans l’esprit d’un prince désireux de s’assurer de moyens d’action à la mesure de ses ambitions. Ainsi, on le voit, par exemple, faire pression sur trois fabricants de bombardes pour se réserver leurs services.

Il obtient de ne s’acquitter d’une dette à leur égard qu’à condition « qu’ils promettront et s’obligeront à toutes peines de ne faire ni faire faire par eux et leurs gens, de ne bailler forme, instruction ni enseignement de faire aucune bombarde pour autres que pour le duc, ses successeurs ou sujets, sinon de sa licence et exprès commandement. » Le compte de la Recette générale pour l’exercice 1438-1439 fait mention d’une rétribution accordée à un canonnier pour la fabrication d’engins secrets mais, comme le duc « n’en veult autre déclaration estre faicte », le scribe s’est abstenu de justifier la dépense.

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Par contre, ce prince ne souffre pas que les compétences exercent leur art au profit de ses ennemis. Après le sac de Dinant, il fait pendre le maître bombardier de la place, « homme très expert et habile en fait de trait » : un canonnier du duc de Bavière que les vaincus avaient retenu à leur solde pour le salaire alléchant de 400 florins d’or.

Avec l’apparition de l’artillerie à poudre et l’élargissement consécutif des connaissances techniques, le prestige du fabricant d’armes ne fait que croître. Sans cesser d’être le Vulcain de toujours, maître des secrets de la matière, il tend à devenir Prométhée, qui affirme sa volonté de puissance par la technique.

La conscience de ses possibilités créatrices confère à l’artisan un sentiment de supériorité et aussi, avec la volonté d’en tirer profit, une solide dose de forfanterie. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les offres de service que ces maîtres adressaient à des employeurs éventuels, villes ou princes.

Le fondeur lorrain, Lambert de Bayonville, écrit au Magistrat de Toul une lettre qui se veut confidentielle pour lui proposer de construire un engin capable de tirer cent ou deux cents coups d’affilée, aussi rapidement qu’une arbalète. Un « feron » de Florange se recommande à la ville de Metz, pour fabriquer n’importe quel objet en fer, y compris des armures et de l’artillerie, et pour affiner la fonte.

Un bombardier prussien se vante auprès du Grand Maître de l'Ordre teutonique de savoir préparer des matières incendiaires, couler des canons, faire des engins de levage et des ouvrages de fortification et de terrassement, extraire le salpêtre du sol. En outre, il se glorifie d’avoir, en grand seigneur, repoussé des offres du roi de Suède et de Danemark ainsi que du margrave de Brandebourg.

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Cette prétention à l’universalisme des compétences, annonciatrice et caractéristique de la Renaissance, se retrouve chez l’« uomo universale » par excellence. En effet, Léonard de Vinci, lui-même, n’a pas hésité de recourir à pareilles vantardises lorsqu’il proposa ses services d’ingénieur militaire à Ludovic le More, duc de Milan.

A cette époque, le côté technique et « progressiste » des industries de l’armement a pris le pas sur leur aspect magique, sans que jamais ce dernier disparaisse tout à fait avant l’introduction, à partir du XVIIIe siècle, de la métallurgie scientifique.

Nanti d’un tel prestige et se sachant indispensable dans une société où la guerre occupe la place que l’on sait, l’armurier pouvait prétendre à une position sociale relativement privilégiée. Le fait de pouvoir traiter directement avec les grands ou avec les membres de leur entourage était, certes, un moyen efficace d’abattre les barrières hiérarchiques.

Encore, cela n’était-il pas donné à tous les artisans car ceux-ci différaient forcément par le mérite, la fortune et la chance !

Philippe le Bon, Antoine de Bourgogne, Antoine de Croy et Simon de Lalaing accueillirent François Missaglia, représentant l’illustre maison de la « via Spadari » de Milan, à l’égal d’un ambassadeur. Car si le maître-armurier venait prendre les commandes de ses hôtes, il était aussi porteur d’un message que son principal client, François Sforza, l’avait chargé de transmettre, à propos d’un projet de Croisade (1463).

Le duc de Milan ne devait pas ignorer le goût de la cour de Bourgogne pour les belles armes. L’armurier attitré y était tenu en grande estime et, chaque année, le jour de la Saint-Georges (23 avril), le prince avait coutume de lui offrir le couvert, qu’on appelait le « plat du prince » ou « vin du jour saint George ».

L’admission dans la Maison ducale était, pour nombre d’artisans, une consécration, avec la possibilité de bénéficier d’un emploi à vie, et même d’une pension de vieillesse, voire de léguer sa charge à un descendant forme par apprentissage. La fonctionnarisation des ouvriers de l’armement était de pratique courante au Moyen Age.

Elle permettait aux souverains et aux villes de s’assurer le monopole des services d’un artisan et d’échapper, dans une large mesure, aux fluctuations de l’offre et de la demande puisque les prestations étaient imposées et même tarifées sur base contractuelle. En outre, en garantissant la pérennité des emplois, cette pratique, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette étude, était de nature à encourager la formation de centres artisanaux durables.

La fortune des Munier offre un exemple caractéristique, entre autres, de la réussite d’une lignée d’armuriers. Deux membres au moins de cette famille bruxelloise, frères ou beaux-frères, dont un exerçait la profession de fabricant d’armures, étaient venus s’établir à Dijon vers le milieu du XIVe siècle.

Un des fils, Jossequin, entra à 14 ans comme apprenti chez son oncle armurier et on le trouve à son tour installé six ans plus tard dans cette ville, où il pratique le même métier. Rapidement, il entre au service de Philippe le Hardi, qui le nomme armurier et valet de chambre, charge qu’il assume jusqu’à sa mort, vers 1397.

Son maître semble l’avoir particulièrement choyé : il lui offrit une maison, accepta d’être parrain de son fds, qui fut appelé Philippe, et le prit également à son service. Gravissant les échelons de la puissance, ce dernier devint garde des joyaux et favori de Jean sans Peur. La Maison de Bourgogne fut d’ailleurs mal récompensée de ses bontés puisque Philippe Munier, séduit par les intrigues de la politique, vers lesquelles son ascension sociale l’avait entraîné, devait tremper dans le meurtre de Montereau.

La faveur dont jouissent les armuriers se traduisait aussi par des dons généreux, des recommandations, voire des mesures de grâce « en considération des bons services » rendus, d’autant que certains étaient parfois appelés à fournir des prestations spéciales, en accompagnant un grand personnage pour le servir à la guerre ou au tournoi. Aussi, les cas de fabricants d’armes jouissant d’une confortable fortune personnelle ne sont pas rares.

Beaucoup ont pignon sur rue dans le centre des villes : à Bruxelles, à Liège, à Huy, à Maestricht, à Namur..., et sont propriétaires de biens immobiliers. D’autres sont intéressés dans des entreprises minières. Avec l’aisance, viennent souvent les honneurs, car les familles d’armuriers entrent dans le patriciat urbain, détenteur des charges municipales.

C’est ce qui se produit a Bruxelles, où nombre d’artisans de l’armement se font inscrire dans la gilde patricienne des drapiers. Le grand batteur d’armures brabançon, Lancelot de Gindertale, installé près de Sainte-Gudule, fait partie du Magistrat de la ville. Il siège dans une commission d’experts chargée, en 1462, de régler un différend commercial entre un marchand milanais et le camérier du duc de Bourgogne.

A Mons, l’« armoyeur » Jehan de Bertaimont figure, en 1425, parmi les quatorze notables envoyés en ambassade auprès de Philippe le Bon, dans la suite de Jacqueline de Bavière. A Huy, Jakemin le « speelier » est fils d’échevin et allié à une famille patricienne de métallurgistes. A Liège, maître Thiry l’« armoyer » est gouverneur du métier des orfèvres.

Ces exemples soulignent combien ces artisans avaient la possibilité de s’affirmer en dehors du cadre professionnel au sens étroit. Les voyages et les relations leur ouvraient d’ailleurs des perspectives bénéfiques en retour sur le plan du métier. C’est ainsi que les innovations techniques se répandent ; la mobilité des fabricants d’armement, - phénomène économique que nous avons eu l'occasion d’évoquer - contribue à créer des liens et des échanges entre les compétences à l’échelon interrégional et même international.

Le recours à des maîtres armuriers, étrangers au marché local de l’emploi, est assez fréquent, ainsi que les déplacements aux fins d’information. On voit, par exemple, la ville d’Ypres faire appel, en 1383, à un « maistre as canons » d’Audenaarde, ou celle de Limbourg requérir les services, en 1457 et 1463, du « bussenmeester » et de l’« armborstmeker » d’Aix-la-Chapelle. En 1412, les echevins de Lille, qui avaient entendu vanter les mérites des affûts de canon que le Magistrat de Douai venait de faire construire, envoient des artisans dans cette ville pour s’inspirer de ces modèles.

Le maître-bombardier Walter d’Arlon acquit, au XIVe siècle, une certaine notoriété et aussi, sans nul doute, une grande expérience en exerçant ses activités dans plusieurs villes de l’Empire : à Cologne, à Treves, à Francfort, à Passau, à Augsbourg, à Nuremberg.

Les experts se consultaient par-delà les frontières politiques. Les comptes de la ville de Trèves révèlent qu’en 1380 le maître des bombardes du duc de Brabant est venu dans la ville archiépiscopale entendre les révélations du canonnier de Strasbourg sur « eim neue kunst » en matière d’artillerie. Tel contrat, par lequel un bombardier du duc de Bavière s’engage à servir la commune de Dinant, stipule qu’il devra y enseigner l’art de fabriquer la poudre à canon. Les canonniers de Binche eurent aussi recours à une compétence extérieure, venue de Dijon, pour les renseigner sur la manière de composer ce mélange détonant.

Il n’est pas exagéré de dire que l’armurier occupe une place à part dans l’artisanat médiéval. L’habileté dont il fait montre sur le plan technologique et les secrets professionnels qu’il détient lui assurent, aux yeux de tous, une considération particulière.

Il serait faux, par contre, de croire que cette faveur lui a nécessairement valu, sur le plan matériel et social, une position privilégiée. Certes, on connaît de nombreux exemples d’artisans de ce genre jouissant d’une confortable aisance. De toute façon, le volume de leurs affaires implique l'existence de revenus solides, encore que ceux-ci n’étaient point également repartis et que les différences de fortune devaient être considérables.

Il n’empêche que si sa place dans une société fortement hiérarchisée restait relativement modeste, l’armurier jouissait d’une plus grande liberté d’action et d’un plus grand crédit que les autres « gens mécaniques » de son temps. Il est normal qu’il fût considéré dès lors comme un aristocrate de l’artisanat médiéval.

La Formation des Armuriers

L’ésotérisme soigneusement entretenu par les membres du « mestier et labeur d’armoierie » s’opposait à la diffusion des méthodes de fabrication en dehors d’un cercle restreint. Les techniques se transmettaient donc de personne à personne, de bouche à oreille, à force d’exemple et de pratique, discrètement en tout cas. L’enseignement livresque n’apparaîtra qu’a la fin du Moyen Age, dans une mesure restreinte qu’il conviendra de préciser.

La formation traditionnelle était acquise, comme pour les autres métiers, par l’apprentissage auprès d’un maître-armurier ou simplement d’un ouvrier armurier. Les contrats d’apprentissage, conservés d’ailleurs en bien petit nombre pour cette profession, ne font pas mention d’un quelconque enseignement théorique. En fait, il s’agissait plutôt d’un stage dans l’atelier d’un ou même de plusieurs artisans. La durée de cette préparation variait d’une profession à l’autre, de même que les stades de sa progression.

Mathieu Bodson: Un exemple tragique

L'histoire de Mathieu Bodson, un plombier-zingueur de Jupille, offre un contraste frappant avec le prestige associé aux armuriers médiévaux. Né en 1893, Bodson s'est engagé comme volontaire de guerre en 1914. Après avoir été réformé, il est devenu recruteur de volontaires, une activité qui l'a mené à son arrestation et à son exécution en 1916. Son histoire tragique témoigne des réalités brutales de la guerre et de la résistance, loin des mythes entourant la fabrication d'armes.

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