Retranchée depuis 1815 derrière sa neutralité, la Suisse n'a pas estimé utile pendant longtemps de développer une véritable politique de fortification de son territoire. Il est vrai que les voies de passage de l'époque n'étaient pas celles d'aujourd'hui et que les Alpes se présentaient alors telles une barrière difficile à franchir, voire infranchissable une partie de l'année. Ce n'est que vers la fin du 19e siècle qu'apparaissent les premiers ouvrages dignes de ce nom.
Mais c'est surtout à la fin des années 1930, durant le conflit de 1939-1945 et pendant la période de la Guerre froide de 1947 à 1990 que la fortification prendra en Suisse un développement considérable, avec une densité, une puissance et une qualité inégalées au monde. L'ouverture du tunnel ferroviaire du St Gothard en 1882 puis du Simplon en 1906 changea la donne.
Entourée jusqu'au milieu du 20e siècle de puissances fréquemment en conflit - France, Allemagne, Italie, Autriche - et qui pouvaient être tentées d'utiliser son territoire comme voie de passage ou même comme champ de bataille, la Suisse fit alors le choix d'ancrer dans son sol l'arme de dissuasion par excellence qu'était restée jusqu'alors la fortification. Un terrain de montagnes élevées et de vallées encaissées constituant une grande partie de son territoire allait être un élément et un atout particulièrement favorables.
Le premier véritable fortificateur suisse fut le général Guillaume-Henri Dufour (1783-1875) qui se fit remarquer en 1822 puis en 1850 par son traité "De la fortification permanente". À cette époque, vers le milieu du 19e siècle, sortent de terre les premières fortifications permanentes aux frontières, au sud à Bellinzone face à la frontière avec l'Italie, au nord à St. Luzisteig près de celle avec l'Autriche. D'autres, plus modestes, voient le jour de Bâle au lac de Constance lors d'une crise avec la Prusse.
L'une des réalisations majeures de Dufour est cependant la fortification du verrou de St-Maurice, à l'entrée de la basse vallée du Rhône, entre 1831 et 1859. Mais c'est aussi Dufour qui émit en premier l'idée d'un Réduit national alpin. La révolution de l'artillerie de 1860 à 1885 va évidemment rendre obsolètes tous ces ouvrages.
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La seconde moitié du 19e siècle a en fait été surtout une longue période de discussions, de propositions, d'avant-projets et... de renoncements. Ce n'est que vers 1880-1890 que se concrétise enfin, sous l'impulsion du général Herzog (1819-1894), l'établissement d'ouvrages fortifiés puissants au Gothard, principale voie de passage nord-sud, tant de part et d'autre du col qu'au débouché tessinois du tunnel : fort d'Airolo (1887-1890 + tourelles en 1895) et fort de Motto Bartola (1888-1890) côté Tessin, fort Hospiz (1894) au col, fort de Galenhütten au col de la Furka, et surtout le groupe Andermatt sur la route du col avec les forts de Bäzberg (1892), Bühl (1892) et Stöckli (1894).
En même temps est construite entre 1892 et 1912 dans la vallée du Rhône la forteresse de St-Maurice avec les forts de Savatan et Dailly sur la rive droite, celui du Scex sur la rive gauche. Au sud, face à l'Italie, l'axe vers le Gothard sera contrôlé par une ligne d'ouvrages entre Locarno et Bellinzone parmi lesquels les forts de Gordola, Magadino et Spina construits entre 1900 et 1915. À l'est, ce qui sera plus tard le troisième verrou du Réduit et la forteresse de Sargans n'est encore qu'à l'état de projet.
Les forts commencés au 19e siècle, complétés par des batteries d'artillerie isolées et des ouvrages d'infanterie, seront essentiellement construits en granit. Ils resteront en service jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Le béton viendra les renforcer ultérieurement.
La situation n'évolue guère jusqu'à 1935. Les gesticulations de Mussolini en Italie et surtout la montée du national-socialisme en Allemagne avec l'avènement de Hitler en 1933 faisant soudain peser de nouvelles menaces, états-majors et gouvernement se lancent à partir de 1934 dans un gigantesque programme de défense des frontières et des trois passages obligés, St-Maurice, St‑Gothard et Sargans. Ce vaste chantier national ne s'achèvera qu'en... 1995 à l'issue de la Guerre froide. Le sort subi en 1914-1918 par les forts belges et certains forts français n'incite guère en faveur de la fortification.
Ce programme comprendra la réalisation d'un nombre considérable d'ouvrages d'artillerie et d'infanterie, de blockhaus et casemates, de barrages antichars, de lignes d'obstacles en tous genres, d'abris enterrés, de minages, etc. Ce Réduit devait s'appuyer sur les trois forteresses de St-Maurice en sud-ouest, du St-Gothard au centre et sud et de Sargans à l'est, et également au nord sur les centres de résistance et portes d'accès au Réduit des secteurs de Thoune et de Lucerne, parmi quelques autres. Nommé commandant en chef de l'armée au début de la guerre 1939-1945, le général Henri Guisan (1874-1960) intensifiera ce programme et mettra en œuvre le concept de Réduit national apte à concentrer l'armée sur le massif alpin en cas d'abandon des régions plus vulnérables du pays.
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Au lendemain de la chute de la France en juin 1940, le Général Henri Guisan (1874-1960), commandant en chef de l'armée suisse depuis août 1939, convoqua le 25 juillet 1940 au Rütli, sur les hauteurs du lac des Quatre-Cantons, l'ensemble des chefs de corps et d'unités de l'armée, soit quelque 500 officiers supérieurs. Il leur rappela la situation du pays face à l'encerclement par les forces de l'Axe et les menaces d'invasion.
Il exposa les raisons du repli de l'armée sur le Réduit national alpin et appela le peuple et l'armée à une résistance inconditionnelle. Le Général Guisan est demeuré en fonction jusqu'en août 1945. C'était aussi le moyen de faire taire certaines sympathies envers l'Allemagne nazie. Cette réunion est restée connue sous le nom de Rapport du Rütli.
Réalisés et armés aux normes des années 1940, les ouvrages seront agrandis et leurs équipements modernisés après guerre et mis aux normes d'une guerre nucléaire et chimique. Quelques nouveaux types d'ouvrages et d'armements verront aussi le jour dans un 2e et ultime stade des années 1980-1990.
Vers la fin du 20e siècle, le plan de réforme de la défense nationale "Armée 95" sonnera le glas de la fortification et nombre d'ouvrages seront progressivement abandonnés, souvent vidés, et vendus #1Dès 1995, 40 ouvrages d'artillerie étaient en voie de déclassement et de liquidation. , mais pas tous. Aujourd'hui, si quelques ouvrages sont toujours utilisés par l'armée, d'autres gardés en réserve, une grande partie de ceux-ci est aux mains soit de particuliers fortunés, soit d'associations qui en assurent la maintenance et les font visiter #2Le groupement fort.ch rassemble (en 2019) quelque 59 organismes et associations. On trouvera en fin d'article une liste des ouvrages ouverts aux visiteurs, régulièrement ou sur rendez-vous. www.fort.ch. Après avoir été vidés, d'autres ouvrages sont à l'abandon, ceux-là et d'autres toujours en vente...
L'urgence de la fin des années 1930 verra la construction simultanée et d'ouvrages importants normalisés et d'ouvrages plus sommaires réalisés par la troupe. Réalisés le plus souvent en montagne donc sous roc, ces ouvrages disposeront d'importantes infrastructures souterraines telles que magasins à munitions, atelier, casernements, infirmerie, cuisines, salle des machines avec groupes électrogènes et ventilation filtrée, ainsi que des réserves d'eau et de vivres, et bien entendu un poste de commandement et des moyens de transmissions. Les premiers forts étaient armés de 2 à 4 canons de 75 de forteresse mais dès le début des années 1940 apparaîtront des pièces de 105 et de puissants canons de 150 en casemate #3 Si initialement ces ouvrages possédaient de 2 à 4 embrasures d'artillerie, ce nombre est rapidement monté à 8 embrasures, voire 12 et même 20 et 22 embrasures pour deux ouvrages. .
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Certains ouvrages étaient ravitaillés par téléphérique ou funiculaire, d'autres reliés par funiculaire souterrain. Leurs garnisons variaient de moins d'une centaine d'hommes à plus de 500 pour les plus grands forts. À la fin de la guerre 1939-1940 pas moins de 68 ouvrages de ce type avaient été réalisés et ce nombre n'a guère évolué jusqu'à la fin de la Guerre froide, 45 ans après #478 ouvrages si on ajoute les monoblocs des quatre batteries Bison et de celle, expérimentale, de Halsegg. . Par contre ces ouvrages ont constamment été agrandis et modernisés.
En terrain escarpé, voire en falaise comme pour de nombreux ouvrages, le téléphérique ou le funiculaire ont été les moyens les plus appropriés pour leur ravitaillement (Follatères, canton du Valais). L'art du camouflage, comme cette casemate abritant un canon de 75 et ayant l'apparence d'une grange à fourrage, a atteint des sommets en Suisse. Ces camouflages datent le plus souvent de l'après guerre, autant dans un but militaire qu'écologique compte tenu du trop grand nombre de "bunkers" visibles dans le paysage. La vaste embrasure est en outre fermée normalement "en temps de paix" par un panneau de lattes amovibles (Commeire, canton du Valais).
Les plus importants étaient calqués sur les ouvrages d'artillerie mais en réduction. Ils avaient pour mission le flanquement d'ouvrages proches, la défense de positions de barrage, l'interdiction d'axes routiers ou ferroviaires, etc. Possédant de une à plusieurs casemates armées de mitrailleuses et de canons antichars, ils avaient aussi des locaux de repos et généralement au moins un groupe électrogène. Leur nombre exact est inconnu mais il est sans doute de l'ordre de plusieurs centaines.
Un rocher naturel a permis d'y insérer l'entrée discrète d'un ouvrage d'infanterie comportant deux grosses casemates. De gauche à droite, créneaux antichar, observatoire, mitrailleuse (Steinbach, canton de Schwytz).Seul un œil averti peut déceler dans cette paroi le camouflage des embrasures d'un petit ouvrage d'infanterie (Ruestel, canton de Schwytz).
Un grand nombre de casemates et blockhaus d'infanterie - appelés fortins en Suisse - ont également été édifiés, en particulier sur les frontières et en défense rapprochée des ouvrages d'artillerie. Ce sont en général des ouvrages solides (1,80 à 2,50 m de béton) mais limités à une ou deux chambres de tir et un local de repos, fréquemment à un étage inférieur. Entre Bâle et le lac de Constance par exemple ce sont quelques 350 fortins de ce type qui ont été construits, souvent sur la berge même du Rhin.
Dans le dernier quart du 20e siècle, à côté des grands ouvrages d'artillerie toujours opérationnels, priorité est donnée aux positions de barrage antichars #5Dans le seul canton des Grisons on dénombrait près d'une cinquantaine de barrages, et une quinzaine dans celui du Tessin. Il y a 26 cantons en Suisse... truffées de lignes d'obstacles et battues par de nouveaux types d'ouvrages : les monoblocs pour tourelles de 105 Centurion, lances-mines bitubes de 120 et canons de 155 Bison à longue portée.
Ce sont des petits ouvrages, connus sous le nom de Centi, généralement à deux étages : entrée, munitions, local technique (ventilation, groupe électrogène) et chambre de repos au niveau de l'entrée, tourelle de char Centurion à canon de 105 en casemate à un niveau supérieur. Leur équipage est de 6 à 8 hommes. Prévus à 100 puis à 60 exemplaires, seule une bonne vingtaine a été réalisée. Ces tourelles recyclées proviennent de chars déclassés de l'armée suisse. Quelques rares exemplaires complets existent encore aujourd'hui.
Ce sont des ouvrages plus grands, prévus pour 20 hommes, totalement enterrés, avec un équipement plus complet que les Centi : PC, chambre de tir sous coupole blindée, local de préparation des munitions, salle des machines, ventilation, chambre de repos, réfectoire, issue de secours, etc... Plus d'une centaine d'exemplaires auraient été construits.
Type d'ouvrage | Nombre approximatif | Caractéristiques principales |
---|---|---|
Ouvrages d'artillerie | 68 (jusqu'à la fin de la Guerre froide) | Infrastructures souterraines, canons de 75 à 150 mm, garnisons de 100 à 500 hommes |
Ouvrages d'infanterie | Plusieurs centaines | Casemates avec mitrailleuses et canons antichars, locaux de repos |
Casemates d'artillerie et d'infanterie (Fortins) | Environ 350 (entre Bâle et le lac de Constance) | Ouvrages solides en béton, 1 à 2 chambres de tir |
Monoblocs Centurion (Centi) | Une vingtaine | Tourelle de char Centurion avec canon de 105 mm, équipage de 6 à 8 hommes |
Monoblocs pour lance-mines de 120 | Plus d'une centaine (estimation) | PC, chambre de tir sous coupole blindée, équipement complet pour 20 hommes |
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