L'œuvre d'Alexandre Lobanov, construite durant son long séjour psychiatrique, suscite un intérêt qui s'est étendu rapidement en Europe occidentale. Elle fait de Lobanov une figure exemplaire de l’art brut contemporain.
Comme chez nombre d'artistes d'art brut, les dessins et peintures de Lobanov sont remplis à ras bord, les motifs s'enchevêtrent et prolifèrent jusqu'au cadre, et colonisent encore le cadre lui-même. L’imbrication du motif et du cadre est une constante dans l’œuvre : les représentations de fusils, éléments récurrents du motif, prennent aussi fonction de tenir le cadre, et, inversement, le cadre apparaît jouer comme lieu de ré-apparition du motif.
L’aspect rempli des dessins se double encore d’une utilisation biface des supports. Dans les premiers temps de sa production, ce procédé trouvait sans doute à se justifier par la nécessité d’user de toute surface à disposition. Ultérieurement, cependant, alors qu’il est mis à disposition de Lobanov autant de papier vierge qu’il le souhaite, celui-ci continue à remplir ses feuilles recto verso. Prolifération, donc, et de toutes les façons. L’œuvre n’en présente pas moins une forte cohérence, une homogénéité de style qui, à travers la variation des motifs présentés, laisse identifier aisément les productions de Lobanov.
Plusieurs contributeurs ont souligné leur régularité d’un tableau à l’autre. Lobanov commence en traçant son cadre, ensuite seulement, à l’intérieur du cadre, se lance à construire les images de son monde. Ses figures sont directement extraites de l’imagerie de son époque, celle qui a imprégné son enfance et celle qui continue à lui parvenir jusqu’à son lieu d’hospitalisation : revues populaires et diverses coupures de presse, affichettes de la propagande soviétique, catalogues d’armement, cartes postales…
Il procède par gabarits : il découpe, décalque et recopie les éléments de son choix - et certains se laissent effectivement reconnaître d’un tableau à l’autre. Les figures sont ensuite coloriées (crayons de couleur), peintes (gouache ou aquarelle) et rehaussées (encre provenant de stylos à bille). Lobanov œuvre donc par reproduction.
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Mais aussi par détournement : il détourne ses figures de leur contexte d’origine et les remet en scène à sa façon. Sans négliger la dimension d’invention : ainsi les couvre-chefs délirants, les fusils composés, les inventions poétiques tels que la barque à proue de canard géant. Ses productions n’en apparaissent pas moins marquées par la contrainte. Les mêmes éléments réapparaissent sans cesse, repris presque à l’identique. Ses personnages notamment sont toujours représentés de face, de corps et de visage assez figés.
On connaît ses trois grands thèmes de prédilection : les fusils, la nature et l’autoportrait. Il ne s’agit toutefois pas tant de la récurrence des thèmes que de la façon de les traiter. On perçoit une contrainte à repartir chaque fois de tel et tel élément de représentation acquis et à procéder par ajointements et répétitions.
Ce registre de la contrainte renvoie clairement au contexte psychopathologique de l’élaboration de l’œuvre. Et dans le même temps, Lobanov fait preuve de la plus grande liberté d’expression. Sans doute l’attraction exercée par son œuvre tient-elle pour partie à l’entrelacement de ces deux registres. On n’assiste pas à une répétition fermée, mais à un travail continu de ré-interprétation et de re-création à partir de ces mêmes éléments qu’il reprend.
L’une des caractéristiques de l’œuvre de Lobanov est l’omniprésence des fusils, selon une disposition imbriquant le motif et le cadre, mais aussi le suspens de la fonction de l’arme. Alain Bouillet relève seulement neuf occurrences, sur l’ensemble de l’œuvre, représentant un fusil en train de tirer. Dans tous les autres cas prolifèrent des armes dessinées, recomposées et ornées, mais comme séparées de leur finalité d’arme à feu.
Et, plus largement, les dessins de Lobanov tendent à figurer les instruments détournés de leur fonction. Laurent Danchin note comment divers outils : scie egoïne, tenaille, pied à coulisse, clé à molette… sont volontiers substitués, dans l’ornementation des cadres, aux symboles politiques que sont la faucille et le marteau. Détournement de l’usage technique et détournement de l’usage symbolique, ces modalités imprègnent les compositions de Lobanov, sa manière singulière de les laisser flotter dans un suspens temporel.
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Lobanov est né en 1924 à Mologa. Vers l’âge de 4-5 ans, il est atteint d’une méningite qui le laisse sourd et muet. Des troubles psychiques (dont la mention reste vague) se manifestent également, avec une tendance à l’isolement qui l’empêche de s’intégrer à l’école des sourds-muets. Sa ville natale de Mologa appartient à la région de Rybinsk qui a été, dans les années 1930, l’un des fleurons du VPK, le complexe militaro-industriel soviétique.
Dès 1937, les Lobanov font partie des populations déplacées à l’ouverture du barrage qui engloutit leur ville d’origine et se réfugient à Iaroslav. Alexandre avait travaillé quelques années comme ouvrier, mais en 1947 des crises violentes conduisent sa famille à le confier à l’hôpital psychiatrique de la ville. Il est rapidement transféré à Afonino, une annexe de l’hôpital psychiatrique de Iaroslav, située à une trentaine de kilomètres de la ville.
Pour le peu que l’on sait de la vie de Lobanov, il ressort que la violence de ses comportements, passé les premières années de son hospitalisation, s’est apprivoisée à mesure qu’il s’est mis à dessiner, et que son œuvre s’est développée de 1960 à sa mort en 2003.
À la charnière de son destin personnel et du destin collectif, on ne peut qu’être frappé par une coïncidence de date : 1947 est l’année où Mologa, sa ville natale, est complètement noyée sous les eaux du barrage de Rybinsk, nouvelle Atlantide dont n’émergeait plus que le bulbe d’une église ; et celle où l’aggravation des « troubles » d’Alexandre conduisent à son hospitalisation.
Revenons aux tableaux. Toute la surface des tableaux est remplie, coloriée : si bien que de place vide, en apparence, il n’y en a pas. Non que cette question n’opère plus, mais elle opère, si l’on peut le formuler ainsi, dans les dessous. Elle est précisément ce qui ne saurait être localisé, ou de quelque façon représenté, dans l’espace des tableaux. Le style proliférant de l’œuvre joue à cet égard tout son rôle. De quel genre de prolifération s’agit-il en effet ? Il n’y va pas seulement de la quantité des motifs, mais de leur imbrication réciproque.
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Aussi la séparation entre l’artiste et son œuvre, moment toujours des plus délicats, confine-t-elle à l’impossibilité dans le cas d’une subjectivité psycho-tique. Azov rappelle comment Lobanov conservait ses dessins, tableaux et photos dans deux valises fermées à clef sous son lit, soit au plus près de son propre corps. Ce point s’illustre, de manière frappante, par le traitement de la signature, qui n’est jamais détachée de l’œuvre mais prise dans le décor, les lettres du nom à leur tour travaillées comme un motif. La contrainte à la métonymie apparaît s’exercer sans limite. De là, Lobanov apparaît doué de cette capacité, artistique, de transformer la contrainte en invention.
Sur les thèmes délirants de Lobanov, on dispose seulement de quelques indices graphiques. On peut certes être tenté d’en inférer un texte délirant. Il faut bien voir que la composition des images déborde nécessairement les logiques textuelles, si bien qu’il apparaît plus judicieux de suspendre toute interprétation directe du délire depuis les images. Il s’agit plutôt d’envisager ce qui, à même la composition de l’image, témoigne de l’inventivité de l’auteur, voire de la nécessité où il est de re-créer un monde.
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