La fusée Saturn V est un engin qui défie tous les superlatifs. Saturn V c'est la démesure. Saturn V reste encore aujourd’hui le plus puissant lanceur spatial qui ait été utilisé en opération, que ce soit du point de vue de la hauteur, de la masse au décollage ou de la masse de la charge utile injectée en orbite.
L’Homme en rêve depuis toujours. Mais l’histoire des fusées spatiales ne commence véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale. L’URSS et les États-Unis s’affrontent alors dans une course effrénée à l’espace. Années 1950, la Seconde Guerre Mondiale est terminée mais un autre conflit s’étend sur le monde, la Guerre Froide.
L’Union Soviétique (URSS) et les États-Unis, 2 pays alors très puissants, s’opposent sur le plan des idées, politiquement et économiquement. Le monde est divisé en deux : le bloc de l’Est qui soutient l’URSS face au bloc de l’Ouest, rangé derrière les Américains. Il n’y a pas de combat à proprement parler, mais la tension est là. Car les 2 puissances s’affrontent aussi dans une compétition scientifique et technologique pour la conquête de l’espace.
Dans les 2 camps, les scientifiques travaillent sur des engins capables de s’arracher de la gravité terrestre, profitant notamment du savoir-faire de l’Allemagne nazie. À l’image de Wernher Von Braun, un ingénieur allemand qui a fui aux Etats-Unis en 1945 et qui l’un des concepteurs des missiles V2. Mais le 4 octobre 1957, ce sont les Soviétiques, emmenés par l’ingénieur Sergueï Korolev, qui prennent la tête de la course à l’espace : la fusée Semiorka place sur orbite le premier satellite artificiel de l'histoire, Spoutnik. Un mois après, la chienne soviétique Laïka devient le premier être vivant en orbite.
Les Américains ripostent par la création d’une agence spatiale, la NASA, en 1958. En avril 1961, l’URSS remporte une nouvelle bataille : le Soviétique Youri Gagarine quitte la Terre à bord de la capsule Vostok, installée dans la coiffe d’une fusée. Il devient le premier humain à voyager dans l’espace. Un vol autour de la planète, 1 heure et 48 minutes, à 250 km d’altitude. Les Américains sont piqués au vif. Le président américain Kennedy décide de viser plus loin que l’orbite de la Terre : la Lune !
Il lance le programme Apollo, en parallèle du programme Mercury, qui fait orbiter plusieurs astronautes autour de la Terre. Et le 4 juillet 1969, c’est l’exploit. Les Américains Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la Lune, à 400 000 km de la Terre. La fusée qui les y a conduits est une Saturn V, la plus grosse et la plus puissante des années 60 (elle ne sera d’ailleurs détrônée qu’en 2022 par le SLS de la NASA). Les Etats-Unis gagnent la « manche lunaire ».
Saturn V est le dernier né de la famille des lanceurs Saturn, développée au début des années 1960. La mise au point de ce lanceur constitue un défi sans précédent sur le plan technique et de l’organisation. Au début des années 1960, l’Union soviétique était très en avance sur les États-Unis dans la course à l’espace. Le 25 mai 1961, le président John Fitzgerald Kennedy annonça que les États-Unis se donnaient comme objectif d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin de la décennie (" We choose to go to the Moon ").
À cette époque, la seule expérience qu’avaient les États-Unis des vols habités se résumait aux 15 minutes de vol suborbital d’Alan Shepard, lors de la mission Mercury-Redstone 3 à bord de la capsule Freedom 7. Aucune fusée d’un seul étage au monde n’aurait pu envoyer une capsule habitée sur la Lune. Au début du projet, la NASA étudia 3 concepts différents pour la réalisation de la mission lunaire : le concept dit du " rendez-vous en orbite terrestre " (EOR), celui de l’" ascension directe " (ou mode direct), et celui du " rendez-vous en orbite lunaire " (LOR - Lunar orbit rendez-vous).
La fusée C-1, ou Saturn I, était issue de travaux démarrés par les équipes de Wernher von Braun dès avril 1957 pour développer des lanceurs en vue de diverses applications, militaires ou civiles. Ensuite vint le projet C-2, qui fut rapidement abandonné au profit de la C-3, qui devait utiliser deux moteurs F-1 pour le premier étage, quatre moteurs J-2 pour le second, et un étage final S-IV utilisant dix moteurs RL-10. Mais le MSFC prévoyait déjà une fusée encore plus grande, la C-4, qui devait utiliser quatre moteurs F-1 pour le premier étage, un second étage type C-3 élargi et le S-IVB, un étage avec un unique moteur J-2, comme troisième étage.
Le 10 janvier 1962, la NASA annonça un programme de construction de la fusée C-5. Celle-ci était prévue avec cinq moteurs F-1 pour le premier étage, cinq moteurs J-2 pour le second et un troisième étage S-IVB. À l’origine, les quatre premiers vols devaient être des essais, les trois premiers pour tester successivement le bon fonctionnement des trois étages, puis le dernier en tant que mission non habitée en orbite lunaire. Au milieu de l’année 1962, la NASA décida d’utiliser un plan d’essai " tout en un ", avec les trois étages testés en même temps lors du tout premier vol, ce qui devait raccourcir drastiquement le planning d’essai et de développement, et réduire le nombre de fusées nécessaires pour le programme complet de vingt-cinq à quinze.
Haute de 110,6 mètres et large de 10 mètres, avec une masse totale supérieure à 3 000 tonnes et une capacité de mise en orbite en LEO (Low Earth Orbit) de 118 tonnes, Saturn V surpassait toutes les autres fusées ayant précédemment volé. Les moteurs utilisés par ce lanceur étaient notamment les nouveaux et puissants moteurs F-1 et moteurs J-2. Lorsqu’ils étaient testés, ces moteurs créaient des vibrations dans le sol qui pouvaient être ressenties à 80 kilomètres à la ronde.
Les concepteurs décidèrent très tôt d’utiliser pour Saturn V le maximum des technologies déjà éprouvées pour le programme Saturn 1. Ainsi, le troisième étage S-IVB de Saturn V était basé sur le second étage S-IV de Saturn 1. Excepté sur un seul de ses vols, la fusée Saturn V a toujours été constituée de trois étages (le S-IC, le S-II et le S-IVB) et d’une case à équipements. Les trois étages utilisaient de l’oxygène liquide (LOX) comme oxydant. Le premier étage utilisait du kérosène (RP-1) comme réducteur tandis que les second et troisième étages utilisaient de l’hydrogène liquide (LH2). Les trois étages étaient également équipés de petits moteurs à poudre dits de " ouillage ".
L’étage S-IC était construit par la société Boeing au centre d’assemblage Michoud, à la Nouvelle-Orléans, où sont aujourd’hui construits les réservoirs extérieurs de la navette spatiale américaine. Les 5 moteurs F-1 étaient disposés en croix. Le S-II était construit par North American Aviation à Sea Beach en Californie. Utilisant de l’oxygène et de l’hydrogène liquides, ses 5 moteurs J-2 présentaient une disposition similaire au S-IC. Le deuxième étage accélérait Saturn V à travers les hautes couches de l’atmosphère grâce à une poussée de 5 MN.
Au lieu d’avoir une structure inter-réservoirs entre les deux réservoirs d’ergols, comme sur le S-IC, le S-II avait une structure à fond commun, le fond du réservoir LH2 étant le sommet du réservoir LOX. Ce fond était constitué de deux feuilles d’aluminium séparées par une structure en nid d’abeilles en phénol. Elle devait assurer une isolation thermique entre les deux réservoirs, ces derniers ayant une différence de température de 70° C.
L’étage S-IVB était fabriqué par la compagnie Douglas Aircraft à Huntington Beach en Californie. Il avait un moteur J-2 et utilisait les mêmes ergols que le S-II. Le S-IVB avait également une structure à fond commun pour séparer les deux réservoirs. Deux systèmes de propulsion auxiliaires à carburant liquide, montés sur la jupe arrière de l’étage, étaient utilisés pour le contrôle d’attitude pendant la phase de passage en orbite " parking " et pendant les phases translunaires de la mission.
La case à équipement, fabriquée par la société IBM, était positionnée en haut du troisième étage. Elle était réalisée au Space System Center à Huntsville. L’ordinateur de bord contrôlait les opérations de la fusée des quelques instants avant le décollage et jusqu’à l'extinction du S-IVB. Il comprenait des systèmes de guidage et de télémétrie. Dans le cas d’un échec nécessitant la destruction de la fusée, le chef de la sécurité aurait envoyé un signal pour faire détoner les charges explosives placées à l’extérieur de la fusée. Cela aurait créé des incisions dans les réservoirs d’ergols pour permettre au carburant de se disperser rapidement, et de minimiser les mélanges.
L’équivalent soviétique de Saturn V fut la fusée N1. Saturn V était plus haute, plus lourde, plus puissante et avait une plus grande capacité d’emport que la fusée soviétique. Quatre tirs d’essai de la N1 furent réalisés. Les systèmes informatiques embarqués de la fusée soviétique semblaient également moins performants. Au cours des vols Apollo 6 et Apollo 13, Saturn V fut capable de corriger sa trajectoire de vol malgré des incidents de perte de fonctionnement moteur.
La fusée Saturn V avait une poussée maximale d’au moins 34 MN et une capacité d’emport de 118 tonnes sur orbite LEO. La mission SA-510 (Apollo 15) avait au décollage une poussée de 34,8 MN. La mission SA-513 (Skylab) avait une poussée au décollage légèrement supérieure (35,1 MN). Aucun autre lanceur spatial en opération n’a surpassé Saturn V en hauteur, en poids, ou en charge utile.
Lanceur | Poussée maximale (MN) | Charge utile en LEO (tonnes) |
---|---|---|
Saturn V | 34-35.1 | 118 |
Navette spatiale américaine | 30.1 | 28.8 (sans la navette) / 112 (avec la navette) |
Ariane 5 ECA | - | 20 (en LEO) |
Delta 4 Heavy | - | 13.1 (en orbite de transfert géosynchrone) |
Après qu’un étage avait été fini, il était transporté par bateau jusqu’au centre spatial Kennedy. Les deux premiers étages étaient si grands qu’ils ne pouvaient qu’être transportés par barge. Le S-IC construit à la Nouvelle-Orléans descendit le fleuve Mississippi jusqu’au golfe du Mexique. Après avoir fait le tour de la Floride, il était alors transporté par l’Intracoastal Waterway jusqu’au bâtiment d’assemblage vertical (aujourd’hui dit le bâtiment d’assemblage véhicule).
L’étage S-II, construit en Californie, voyageait par le canal de Panama. À l’arrivée au bâtiment d’assemblage vertical, chaque étage était contrôlé en position horizontale avant d’être basculé à la verticale. La NASA construisit aussi de larges structures cylindriques qui pouvaient être mises à la place des étages si l’un d’entre eux était retardé. La fusée assemblée était montée sur sa plateforme de lancement dans le bâtiment d’assemblage vertical, puis la structure complète était déplacée vers le pas de tir à 5 km de là par un engin spécialement conçu pour cela, le transporteur "crawler". Le crawler est un engin gigantesque de 2 700 T monté sur 4 bogies à 2 chenilles chacun, qui a été fabriquée par Marion Power Shovel dans l’Ohio. Il est aujourd’hui toujours utilisé par le programme de la navette spatiale américaine.
La fusée Saturn V transporta les astronautes du programme Apollo jusqu’à la Lune. Tous les lancements eurent lieu depuis le complexe de lancement 39 au centre Spatial John F. Kennedy. Une mission type utilisait la fusée pour un total d’environ vingt minutes. À 8,9 s avant le lancement, la séquence d’allumage du 1er étage démarrait. Le moteur central s’allumait en premier, suivi par les deux paires de moteurs symétriques avec un décalage de 300 ms pour réduire les efforts mécaniques sur la fusée.
Une fois que l’atteinte de la poussée maximale était confirmée par les ordinateurs de bord, la fusée était " relâchée en douceur " en deux étapes : les bras qui maintenaient la fusée se déverrouillaient pour la libérer puis, alors que le lanceur commençait à accélérer verticalement, des fixations métalliques accrochées à travers des fentes dans la fusée se déformaient progressivement jusqu’à relâcher complètement le lanceur. Cette dernière opération durait une demie seconde. Il fallait environ 12 secondes à la fusée pour s’éloigner de la tour de lancement.
À une altitude de 130 mètres, la fusée commençait à prendre du roulis et à basculer pour avoir le bon azimut. Du lancement jusqu’à la seconde 38 après l’allumage du second étage, Saturn V utilisait un programme préenregistré pour la consigne de l’angle d’assiette. Par précaution, les quatre moteurs périphériques étaient inclinés vers l’extérieur, de façon à ce que si un moteur vint à s’arrêter, la poussée des moteurs restants soit dirigée vers le centre de gravité de la fusée. Saturn V accélérait rapidement, atteignant la vitesse de 500 m/s à 2 km d’altitude.
Après environ 80 secondes, la fusée atteignait le point de pression dynamique maximale, connue sous le nom de Max Q. La pression dynamique sur une fusée est proportionnelle à la densité de l’air autour de la fusée et au carré de la vitesse. À 135,5 secondes, le moteur central s’éteignait pour réduire les contraintes structurelles sur la fusée dues à l’accélération. Cette opération était imposée par le fait que la fusée s’allégeait au fur et à mesure de la consommation des ergols. Il n’y avait pas de moyens plus simples d’arriver à ce résultat, étant donné que la poussée du moteur F-1 n’était pas contrôlable.
600 millisecondes après l’extinction du moteur, le premier étage se séparait avec l’aide de huit petits moteurs à poudre. Juste avant que ne soit largué le premier étage, l’équipage subissait sa plus forte accélération, 4 g (soit 39 m/s²). Après séparation, le premier étage continuait sa trajectoire jusqu’à une altitude de 110 km. En effet, les moteurs périphériques continuaient à fonctionner jusqu’à ce que les capteurs dans les systèmes d’aspirations ne mesurent l’épuisement d’un des deux ergols.
Le second étage suivait une procédure d’allumage en deux temps, qui a varié pendant les différents lancements de Saturn V. Pour les deux premières missions inhabitées de la fusée, le premier temps consistait en l’allumage pendant 4 secondes de huit moteurs de ouillage à poudre, de façon à réaccélérer le lanceur. Puis les 5 moteurs J-2 rentraient en fonctionnement. Pour les sept premières missions Apollo habitées, seuls quatre moteurs de ullage étaient utilisés.
Le deuxième temps de la procédure consistait en la séparation de la jupe inter-étage, environ 30 secondes après le largage du premier étage. Cette manœuvre de séparation demandait une grande précision, car il ne fallait pas que l’inter-étage ne touche les moteurs, sachant qu’il passait à seulement un mètre d’eux. Au même moment que l’inter-étage se séparait, le système de sauvetage était largué.
Environ 38 secondes après l’allumage du second étage, le système de guidage de Saturn V passait d’une consigne préenregistrée pour l’assiette de vol à un système de guidage en boucle, contrôlé par les instruments de la case à équipement, tels qu’accéléromètres et instrument de mesure de l’altitude. Environ 90 secondes avant la séparation du deuxième étage, le moteur central s’éteignait pour réduire les oscillations longitudinales connues sous le nom de " pogo ". Un système d’élimination de l’effet pogo fut mis en place à partir d’Apollo 14, mais le moteur central était toujours éteint en avance.
À peu près au même moment, le débit de LOX diminuait, modifiant le ratio de mélange des deux ergols, et assurant qu’il restait aussi peu d’ergols que possible dans les réservoirs à la fin de la séquence de vol du second étage. Il y avait cinq capteurs au fond de chaque réservoir du S-II. Une fois que deux d’entre eux étaient découverts, les systèmes de contrôle de Saturn V initiaient la séquence de changement d’étage. Une seconde après l’extinction du deuxième étage, ce dernier se séparait et un dixième de seconde plus tard le troisième étage s’allumait. Des rétrofusées à poudre montées sur l’inter-étage au sommet du deuxième étage se mettaient en marche pour aider le second étage vide à s’éloigner du reste du lanceur.
Contrairement à la précédente séparation d’étages, il n’y avait pas d’opération spécifique de séparation pour l’inter-étage. 10 minutes et 30 secondes après le décollage, Saturn V était à 164 km d’altitude et à 1 700 km de distance au sol du site de lancement. Quelques instants plus tard, après des manœuvres de mise en orbite, le lanceur était sur une orbite terrestre de 180 km sur 165 km. C’était assez bas pour une orbite terrestre et la trajectoire ne serait pas restée stable à cause des frottements avec les hautes couches de l’atmosphère.
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