« C’était un grand moment ! » À Bruniquel, un village de 610 habitants du Tarn-et-Garonne, le tournage du Vieux Fusil, en 1975, reste un temps fort de l’histoire locale. Les figurants qui ont participé à cette aventure ne sont plus nombreux, mais le film continue à drainer toute l’année des touristes jusqu’à la cité médiévale, classée parmi les plus beaux villages de France.
Le Vieux Fusil, réalisé par Robert Enrico et sorti en 1975, est un film qui continue de susciter des débats et des émotions fortes. Afin d’appréhender de manière critique cette œuvre cinématographique, il est nécessaire d’examiner plusieurs aspects : que raconte le film, dans quel contexte de narration ou de production, et avec quelle approche thématique ou stylistique ?
Montauban, été 1944 : le chirurgien Julien Dandieu essaye de continuer son travail, malgré la pression de la Milice, en préservant son épouse Clara et sa fille Florence. Afin de mettre celles-ci à l'abri jusqu'à la fin de la guerre, il les envoie se réfugier dans le château familial de la Barberie. Ce Julien Dandieu, chirurgien, arrive à son château et découvre des scènes d’horreur qui rappellent évidemment les massacres commis à Oradour-Sur-Glane par une division blindée SS qui remontait vers la Normandie. Son réflexe face à cette situation : se venger. Il a alors pour but de tuer tous les soldats présents dans son château, quitte à le détruire.
Selon l’angle avec lequel on l’aborde, Le Vieux fusil est un film qui a parfois figé ses commentateurs dans la posture, que celle-ci soit d’ailleurs pour sa défense ou violemment à charge. Ces positions, sur lesquelles nous allons revenir, nous paraissent pour la plupart en partie compréhensibles, mais aucune ne nous paraît en réalité suffisante. Le Vieux fusil, qu’est-ce, finalement ? Un revenge movie ? Un film de guerre ? Un document historique ? Un mélodrame en temps de guerre ? Ou un film signé Robert Enrico ? Un peu tout cela, peut-être.
Dans Les Cahiers du Cinéma, Jean-Pierre Oudart parla à la sortie d’un « film abject », relayé des années plus tard par Louis Skorecki, dans Libération, évoquant « les indécences obscènes » du film. Si l'on peut donc (sans forcément en appeler à l’abjection ou à l’obscénité) avoir des réserves d’ordre moral sur le film, elles ne doivent donc pas tant être sur ce qu’il décide de raconter que sur la manière dont il le fait. Philippe Noiret évoque dans sa Mémoire cavalière sa déception de ne pas avoir vu ce sujet délicat traité avec plus de retenue ou de subtilité. Et, de fait, Robert Enrico ne cherche pas spécialement à prendre des pincettes quand il s’agit de décrire ou les massacres perpétués par la division nazie ou la séquence d’assassinats vengeurs de Dandieu : il y opte à la fois pour des mécaniques de film de genre (avec une représentation explicite des choses, y compris les plus sanglantes) et de mélodrame (en opérant sur le contraste entre la violence des actions et la douceur des souvenirs, pour mieux susciter l’émotion). On peut notamment lui reprocher, dans cette logique, des caractérisations grossières et des transitions malhabiles, comme ce fondu enchaîné entre un corps calciné et la flamme d’une bougie dans un flash-back...
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Tout d’abord, le film est tourné, au milieu des années 70, à une époque où la France commence à interroger son passé d’une manière un peu différente : au niveau cinématographique, notamment, des films comme Lacombe Lucien de Louis Malle, ont fait polémique en remettant à plat les comportements individuels durant le conflit. Non, tous les Français n’étaient pas résistants, tous les Français n’étaient pas des héros, tous n’ont pas eu une attitude morale irréprochable face à l’Occupation. Dandieu, par un prisme différent, incarne lui aussi cette reconnaissance de l’inexemplarité individuelle : il n’agit probablement pas comme il faudrait qu’il le fasse, mais qui sait comment il faut se comporter face à l’ignominie et - plus encore - qui sait comment il ou elle se comporterait en telle situation ?
Il faut alors repenser à la séquence essentielle, traumatisante, qui déclenche cette violence : celle où Dandieu, découvrant les corps de son épouse et de sa fille, « voit » ce qui s’est passé. Il ne s’agit alors pas forcément tant d’un flash-back que d’une « vision », une manière de faire entrer dans l’esprit du personnage. Et c’est là que le rôle de Robert Enrico se définit plus précisément. Ancien élève de l’IDHEC et monteur à ses débuts, Enrico sait aussi bien que quiconque que le cinéma est un art des images et des sons, qui prend du sens par la manière dont ceux-ci s’agencent les uns avec les autres. Et la séquence dont nous parlons, précisément, a pour vocation de créer sur le spectateur un impact émotionnel comme seul les moyens cinématographiques peuvent le permettre : pour dire les choses sommairement, si on devait dresser un palmarès des séquences les plus traumatisantes de l’histoire du cinéma populaire français, cette séquence arriverait en très haute position. Pour des générations entières de spectateurs, Le Vieux fusil, c’est la séquence du lance-flammes, et les frissons que son souvenir procure inévitablement. Sans cette séquence, le film n’aurait pas été le même, et il n’aurait, sans aucun doute, pas eu la même postérité. Surtout, le cheminement du personnage de Dandieu n’aurait pas été, en tout cas dans la même mesure, aussi « justifiable ».
On peut, lorsque l’on porte en haute estime les moyens cinématographiques, trouver qu’il s’agit là d’une forme de manipulation peu glorieuse. Car, enfin, placé dans la cohérence d’une filmographie qui vaut certainement plus que la manière dont elle est souvent considérée, Le Vieux fusil ne choque pas : des Grandes gueules à Fait d’hiver, en passant par Les Aventuriers, Ho!, Pile ou face et quelques autres, l’histoire centrale du cinéma de Robert Enrico, c’est la manière dont un type quelconque, a priori équilibré, va être amené par les circonstances à basculer malgré lui dans la violence, voire la folie. Autrement dit, ce qui intéresse Enrico, ce n’est pas la violence à proprement parler, ce sont les mécanismes qui la déclenchent. A la fin du film, récupéré par son ami François, Julien lui parle comme si ce qui venait de se produire n’avait pas eu lieu, comme si les choses étaient comme avant... Julien ne redeviendra jamais lui-même : il s’est définitivement égaré dans ces ruines dévastées.
D’ailleurs, le personnage de Dandieu devait initialement être confié ou à Yves Montand ou à Lino Ventura. Quand bien même Noiret aura rétrospectivement émis quelques réserves sur sa participation au Vieux fusil, on peut légitimement penser que le film aurait été différent, plus viril, moins fragile et probablement plus problématique. Face à lui, irradie le charme incomparable de Romy Schneider, filmée lors des flashba... pardon, des souvenirs de Julien comme un être solaire, habité simultanément d’une joie de vivre et d’une tristesse renversantes.
Ce que l’on retient, ce sont les conséquences de ces actes qui sont terriblement dramatiques; on les vit au travers des yeux du personnage principal. Julien Dandieu est un homme plutôt sympathique, tout en rondeur. Un professionnel de santé exposé à la souffrance du quotidien. Plus il soigne et plus on lui envoie de blessés, avec toujours moins de médicaments. Il vient en aide aux blessés, sans discrimination, y compris les miliciens. Même s’il apporte un soutient discret à la Résistance, il ne s’engage pas.
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Clara le trouve laid. Julien lui offre un peu de sécurité. Elle se marie donc avec lui. Lorsque l’ennemi approche, Julien ne prend pas de décision. Il laisse François décider pour lui et va le regretter puisqu’il ne reverra plus jamais ni sa femme, ni sa fille. Sans le savoir, il les a données en pâture aux sauvages. Une fois. Il se refait le film des événements. S’en veut.
Les femmes de sa vie, celles qu’il se devait de protéger, sont mortes par sa faute. Il les a abandonnées. Sa culpabilité est énorme, sa colère sourde. La barbarie de la guerre est en train de le transformer. Cet homme qui a pour habitude de sauver des vies condamne désormais les bourreaux de sa femme et de sa fille à la peine de mort. Il devient le vengeur, machine à broyer l’ennemi. Julien pousse le vice jusqu’à mentir aux Partisans pour mieux en finir avec les Nazis, seul. Julien fait le ménage. Il liquide tous les Nazis de sang froid, sans dire un mot.
Lorsque François le retrouve, Julien est égal à lui même malgré le drame qu’il vient de traverser. Il n’a pas changé alors qu’il vient de tuer une dizaine d’hommes : il devient un monstre. Puis il revient à lui même et retrouve son humanité l’espace de quelques secondes. Prend conscience de l’atrocité qu’il vient de subir - et de commettre. Les larmes montent. Puis sa nature reprend le dessus.
En 1975, Le Vieux fusil réunit 3 365 471 spectateurs. C’est le cinquième meilleur résultat de l’année au box-office France. Le film triomphera lors de la toute première cérémonie des César en remportant trois statuettes : meilleur film, acteur et musique (à titre posthume pour François de Roubaix, disparu peu avant). Le temps confirmera cet engouement. En 1985, Le Vieux fusil sera élu comme César… des César par la même profession.
Il y a peu de films et de musique dans une vie qui vous laissent des images et des sons ancrées dans votre mémoire de manière indélébile : Le Vieux fusil en fait partie. Beaucoup de choses plus ou moins bonnes ou mauvaises ont été dites sur le sens profond a donné au message délivré par ce film, mais il n'en reste pas moins que c'est une œuvre absolument marquante à cause de son impact psychologique et émotionnel puissant.
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C'est dans la très chic brasserie parisienne de la Closerie des Lilas que se tournent les premières séquences du Vieux fusil. Il s'agit de la première rencontre entre Julien Dandieu (Noiret) et Clara (Schneider), de celle qui lance le tourbillon d'une vie. Lui, banal et empoté. Elle, souveraine, portant un voile pour mieux atténuer la fulgurance de sa beauté.
Le Vieux fusil s’ouvre et se clôt sur la même image : un homme, une femme et une enfant se promenant en vélo sur un petit chemin de campagne, accompagnés d’un chien. Mais si la scène est identique, le sentiment éprouvé par le spectateur est très différent. Car entre-temps, le spectateur a été témoin de choses dures, éprouvantes.
Le film de Robert Enrico raconte l’histoire d’un paisible chirurgien de Montauban, Julien Dandieu (Philippe Noiret), qui, aux dernières heures de l’Occupation en 1944, venge le meurtre de sa femme Clara (Romy Schneider) et de sa fille dans un village décimé par une division allemande.
A l’office de tourisme, on peut presque situer chaque scène de mémoire. Florence Brutto, coiffeuse au village depuis un an, a regardé le film à son arrivée comme un rituel d’intégration. « Je cherche une affiche du film avec Romy Schneider. Beaucoup de gens ont des photos du tournage chez eux », témoigne la jeune femme. L’ancienne conciergerie accueillait la scène où Julien Dandieu tue le dernier de ses ennemis. La cour du château a été le cadre de la fête du village, mais aussi de l’assassinat de la mère et de la fille, dans la terrible « scène du lance-flammes ».
Des aménagements avaient été nécessaires, à commencer par la construction d’un pont-levis aujourd’hui détruit que les touristes cherchent en vain. Le puits dans lequel le personnage principal abat sa première victime est en revanche toujours là. Les astuces du montage -entretenant l’illusion que Bruniquel, Bonaguil et Penne, deux autres communes du Quercy, n’en forment qu’une- ont fasciné les habitants et créé une durable complicité entre le film et le village.
Yvan Bianchi, directeur de l’office du tourisme, se souvient de la première fois qu’il a vu le film dans un cinéma de Montauban : « Dans la salle, tout le monde pleurait, et moi, j’avais envie de rire ! Denis Montet, agriculteur bruniquelais, avait prêté aux accessoiristes une charrette et des bêtes. La vache errante, qui annonce au début du film le massacre du village, lui appartenait.
Recruté comme figurant, il se souvient surtout avoir attendu : « Dès qu’un petit nuage passait, il fallait tout arrêter. Ma scène n’a pas été retenue, alors que j’ai dû venir six fois, parfois pendant une demi-journée ! » En dédommagement, il touchait 50 francs par jour. « Nous ne savions pas comment se tournait un film.
Yvan Bianchi s’étonne encore de « l’usine » déversée chaque jour par les camions, comme ces dizaines de projecteurs dardant leurs rayons sur la petite fenêtre de la conciergerie pour simuler l’éclat du jour. Les apparitions de Romy Schneider constituent un autre souvenir brûlant : « Je revois ses longues jambes fines sortir de la Mercedes. C’était une star, une grande dame. On ne pouvait pas l’approcher comme ça », se souvient Jacky Poussou.
À l’époque, l’actrice frôlait le surmenage. « Elle jouait des scènes très dures. J’ai assisté à celle du viol. À la fin, elle était véritablement bouleversée », se souvient l’artiste. Plusieurs habitants évoquent aussi avec émotion la présence du fils de Romy Schneider, David Meyen, alors âgé de 9 ans, mort six ans plus tard. Mais de tous, c’est bien Philippe Noiret, cet homme « simple et ouvert », qui a su le mieux se faire aimer des Bruniquelais.
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