Le rapport aux armes n’a jusqu’ici pas été envisagé en tant que tel par l’historiographie des journées révolutionnaires parisiennes de la Seconde République. Il est indissociable du statut de citoyen-combattant. Il persiste même à conditionner les devenirs jusque dans les vieux jours des anciens prévenus d’insurrection qui espèrent en 1881 obtenir réparation.
Que désigne l’expression « prise d’armes citoyenne » que nous utilisons pour désigner la participation aux barricades ? Est-il possible que les armes aient eu une fonction politique durant la Seconde République ? Parler de « culture des armes » à ce sujet nécessite quelques explications.
La culture des armes nous apparaît comme le produit d’un ensemble de faits sociaux, qui articulent éthique et pratiques et qui tendent à former une structure symbolique cohérente dans une relative autonomie. Cette culture est l’objet de conflits. Reformulée en fonction de chaque journée révolutionnaire, elle participe des stratégies identitaires des citoyens-combattants. Tous n’ont pas la même autorité pour la revendiquer. Elle dépend de la socialisation de chacun, autrement dit des manières de l’intérioriser et de la traduire par des mots et des comportements. Les hommes qui se succèdent au pouvoir durant la Seconde République cherchent de leur côté à canaliser et à contrôler ses effets les plus subversifs.
Le présent chapitre interroge autant le contenu que le possible usage méthodologique de la notion de « culture des armes ». Parler d’une relative autonomie du rapport aux armes dans le processus d’apprentissage de la citoyenneté n’est pas sans rappeler la problématique des « voies » spécifiques, « paysanne » ou « sans-culotte » par exemple, chère aux historiens de la Révolution française pour qualifier l’altérité sociale en période révolutionnaire.
Pour nous, la culture des armes introduit bien à la compréhension de la singularité de la citoyenneté en armes. Mais elle ne peut cependant être comprise que dans son opposition, et donc son interdépendance, avec la définition capacitaire du citoyen qui a fini par s’imposer comme norme dominante de l’espace public depuis le Directoire. Le relativisme culturel que véhicule la notion de « culture des armes » ne peut donc avoir valeur opératoire qu’en relation avec une interprétation des enjeux liés aux confrontations des différents modes, voire modèles, de citoyenneté qui coexistent dans l’espace public ouvert par la révolution de février 1848. C’est dans le mouvement de légitimation, puis inversement de délégitimation dès l’année 1848, de cette citoyenneté combattante que le propre de la fonction politique des armes peut être comprise.
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Par conséquent, loin de désigner une structure stabilisée, notre emploi du concept de « culture » aide à décrire une formation symbolique dans sa fragilité, dans ses incessantes recompositions en fonction non seulement des différents sujets en armes qui en sont et les porteurs et les producteurs, mais aussi des conflits autour de sa potentielle visée normative à laquelle les citoyens-combattants et les autorités sont diversement intéressés.
Aussi, notre propos tend à se démarquer de la définition de « culture politique » récemment développée par l’historiographie du ou de la politique. La culture des armes ne se présente que subsidiairement comme un ensemble de référents formalisés, fait de rites, d’un langage, et de symboles communs. La culture des armes, que notre présent chapitre tente d’expliquer, n’est pas non plus prise en charge par écrit grâce à la plume éclairée de témoins privilégiés. Notre conception de la « culture » entend faire apparaître le caractère précisément non résolu de la tension entre culture et politique.
Ce sont bien plus les manières d’exprimer et de rendre publique la culture des armes que les opinions sur sa nature qui sont constitutives de sa singularité. Comme la réflexion anthropologique l’a fortement souligné, la « culture » est une abstraction qui ne s’observe pas, car les « productions culturelles » - symboles, médiateurs, pratiques, discours - ne sont que les effets des institutions sociales et ne se confondent pas avec elles. Dans le cadre de notre enquête l’observation reste celle d’interactions individuelles par lesquelles les sujets de la culture des armes la transforment, la partagent et la transmettent. C’est la relation sociale en elle-même qui est le lieu de production du lien culturel. La culture des armes n’est donc pas facile à appréhender. Ce n’est que peu à peu, au fil des déclarations des uns et des autres, qu’elle apparaît comme un fait social et politique de première importance. Son avènement en 1848 doit beaucoup à la réorganisation de la garde nationale.
Le nouveau visage de la garde nationale en 1848, institution au cœur des journées révolutionnaires, n’est pas dû qu’à sa démocratisation. La garde se transforme par l’effet de la culture des armes beaucoup plus radicalement que durant la monarchie censitaire. Ouverte à tous les citoyens, les milieux populaires lui donnent une nouvelle impulsion et contribuent à faire émerger une « société civile » armée. L’usage du fusil subvertit la légalité citoyenne d’une manière qu’aucun débat autour du droit au suffrage avant les événements n’avait imaginé. On comprend mieux alors la portée de la répression de la prise d’armes à partir de l’été 1848. Elle s’inscrit pleinement dans le processus long d’apprentissage de la politique et prend d’abord l’allure d’un désarmement général.
Celui-ci concerne au premier chef les milieux populaires qui ont vu dans les armes un moyen de participer personnellement à l’espace public sorti des barricades de février. Rappelons que la garde nationale, issue des anciennes milices municipales, est née dès les premiers jours de la Révolution française en juillet 1789. La fin de la monarchie de Juillet correspond à l’une de ses périodes d’éclipse, après qu’elle ait un temps soutenu le régime de la monarchie censitaire, puis qu’elle soit devenue un lieu, voire une force, de contestation que les opposants républicains ne se sont pas fait faute d’essayer d’utiliser.
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Arrêtons-nous ici sur un des aspects de la garde à la veille de 1848. Lors du débat sur la loi réorganisant la garde en 1831, la logique censitaire et capacitaire défendue par les doctrinaires au pouvoir écarte les propositions de faire de tout garde national un électeur aux élections municipales. Le mouvement pour la réforme électorale de 1837 à 1840 fait ressurgir cette revendication chez les républicains et au sein des légions, pour l’étendre au droit de vote lors des élections législatives. En vain. Durant la monarchie de Juillet, la capacité de porter les armes n’entraîne pas forcément la reconnaissance de la capacité politique, et la garde nationale n’apparaît jamais véritablement comme une école de la citoyenneté.
Notons cette difficulté à marier citoyenneté en armes et citoyenneté capacitaire durant les années 1830-1840, en réalité, comme nous le verrons, plus structurelle que propre à un régime politique en particulier. Avec la révolution de février 1848 la garde nationale est réorganisée. À Paris, les légions correspondent aux douze arrondissements de l’époque et sont subdivisées en bataillons, quatre par légion correspondants aux 48 quartiers de Paris, eux-mêmes décomposés en compagnies, huit le plus souvent, formées chacune par un petit ensemble de rues. Tous les hommes de 20 à 55 ans sont invités à s’inscrire sur les contrôles.
Le 5 avril on procède aux élections des officiers par les hommes des compagnies, en commençant dans un souci démocratique, pour éviter les effets de délégation politique des scrutins à plusieurs degrés, par les officiers des légions, puis des bataillons et enfin des compagnies. Selon Louis Girard, pour les seuls douze arrondissements de Paris, sans compter donc les légions de banlieue entre les barrières d’octroi et les fortifications, le nombre de gardes immatriculés serait passé entre le 1er janvier et le 18 mars 1848 de 56.751 à 190.299, atteignant jusqu’à 237.000 au mois de juin, chiffres à rapporter aux 323.718 électeurs parisiens. Enfin 106.000 fusils auraient été distribués pour le service dans la capitale, donnant à l’ancienne réserve, prévue par la loi de 1831 qui avait organisé la garde nationale dans un sens élitiste et censitaire, le droit de figurer dorénavant de manière permanente dans les rangs.
Cette réorganisation dans le sens d’un service universel masculin entérine en réalité un état de fait produit des combats des 23 et 24 février, durant lesquels toutes sortes de combattants ont fini par se confondre et se mêler, gardes nationaux patentés et habillés au milieu des autres. Et si le gouvernement provisoire dissout l’ancienne garde du régime déchu dès le 24 février, c’est précisément pour en appeler le lendemain à cette nouvelle garde révélée par les barricades afin qu’elle veille au nouvel ordre public et qu’elle envisage sa propre réorganisation. Nulle autre institution n’a aussi bien répondu en 1848 à l’aspiration à la citoyenneté, en donnant à tout un chacun la possibilité de participer non seulement à la défense des valeurs de la révolution de février, mais aussi de ses biens personnels dans son propre quartier.
Comme l’écrit Louis Girard, durant les périodes révolutionnaires, 1790, 1830, 1848, plus tard 1870, « la sécurité s’élargit en fraternité » grâce à la garde nationale. Que les milieux populaires en aient été les principaux bénéficiaires, c’est ce que révèlent aussi bien les dossiers des récompensés de février que ceux des prévenus de juin 1848 que nous avons étudiés. Jamais les ateliers nationaux, en aucune manière armés et dont l’organisation géographique est très éloignée du fonctionnement spatial du « voisinage » - dont la garde nationale en 1848 est précisément un des éléments catalyseurs - n’ont eu et n’ont pu avoir ce rôle à la fois social et politique.
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La garde nationale est aussi au cœur des relations entre « société civile » et société militaire. Louis Girard la qualifie, sans plus de précision, de « force sociale » et insiste pour toute son histoire sur son « caractère civil » par opposition au terme de « militaire ». Rappelons que Raoul Girardet dans un ouvrage de référence sur la « société militaire » relie la dévalorisation du soldat à partir de 1815 au double rejet, et de la période révolutionnaire, et de la période impériale. De fait, au sortir du Premier Empire, la garde nationale aurait été conçue comme « l’antidote » de l’armée à un moment où l’opinion publique, par la voie des milieux libéraux et conservateurs en particulier, affirme ses convictions pacifistes, avant que ne soit réévaluée l’« idée militaire » précisément durant la Seconde République.
On interprète le plus souvent les journées de février 1848 comme une défaite de l’armée - ce qu’elles furent effectivement -, sans s’interroger sur la perméabilité de la « société civile » à la culture des armes et au rôle des militaires comme intermédiaires culturels. Depuis la Restauration, société militaire et « société civile » n’auraient eu de cesse que d’affirmer leur particularité et leur quasi-incompatibilité, renforçant la conception que chacune avait de son propre fonctionnement et de sa propre mission dans le maintien de l’ordre public. On se souvient que Raoul Girardet dresse le portrait du nouveau type du « militaire fonctionnaire » conforté dans sa neutralité et sa passivité politique, développant un « sentiment antibourgeois », les nouveaux porte-parole de la « société civile » le lui rendant bien.
Se pourrait-il pourtant, que les milieux populaires aient été moins enclins à rejeter l’« idée militaire » ? Et cela ne pourrait-il pas expliquer aussi le succès de la résurgence dans un sens universel et républicain du service de la garde nationale en 1848 ? On sait que la monarchie de Juillet, période de crise pour l’avancement des officiers dans l’armée dorénavant assujettis à la « carrière », a permis à des nouveaux venus, issus des milieux sociaux plus modestes, d’accéder aux grades de sous-officiers. Nous verrons que la compréhension de la relative autonomie de la culture des armes n’est pas sans rapport avec la manière dont les citoyens-combattants des milieux populaires présents dans notre corpus mobilisent des traits de l’éthique militaire, venus pour certains de leur période de service. C’est à ces emprunts que la « société civile » en armes en 1848 doit son visage inédit au regard de ce que le modèle capacitaire de la citoyenneté avait pu jusqu’ici imaginer.
La singularité de la culture des armes se mesure d’abord à sa fugacité, et sa manière de s’imposer aux hommes temporairement. Les quelques mois de l’année 1848, de février à juin, confèrent à la prise d’armes citoyenne un caractère exceptionnel. La présence des armes dans la rue tranche, non seulement avec la quotidienneté, car il ne faudrait pas mésestimer la violence qu’elles introduisent, mais aussi avec les pratiques politiques habituelles. Leur fonction ne va donc pas de soi. Leur étrangeté, qui suscite surprise et effroi, a bien été ressentie par nombre de contemporains.
Au commencement d’une journée révolutionnaire, les armes font irruption. Les dossiers de récompense comme ceux de répression témoignent de leur pouvoir de bouleverser l’ordre social et de rompre violemment avec l’ordre normatif. Le citoyen-combattant devient le centre de gravité de l’espace public déstabilisé par les journées révolutionnaires. Et s’il se distingue ensuite par sa capacité à pouvoir justifier l’usage des armes qui rompt le cours ordinaire des choses, il est aussi celui qui court le risque d’avoir à rendre compte de sa propre responsabilité en la matière pour peu que la légitimité des armes en politique soit de nouveau remise en cause. C’est en comparant les procédures qu’il est possible de saisir la fragilité du statut du citoyen-combattant durant les premiers mois de la Seconde République. À partir du mois de mai 1848, il revient aux procédures de répression de souligner que le groupe en armes illégitime s’oppose à la cité légale, ce que la révolution était parvenue à faire oublier. Or depuis la révolution de février le groupe armé s’était fait un devoir de rester maître des conséquences de la violence provoquée par la prise d’armes. Tel était le but des rassemblements de gardes nationaux qui, en même temps que légitimes et légaux, rendaient visible la rupture que const...
Date | Nombre de Gardes Immatriculés |
---|---|
1er Janvier 1848 | 56.751 |
18 Mars 1848 | 190.299 |
Juin 1848 | 237.000 |
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