Femme portant un fusil de Sophie Pointurier raconte l'histoire de Claude, une femme de quarante-quatre ans qui traverse depuis quelque temps une période de crise. Claude a la quarantaine, le SMIC, un fils et le spleen. Elle vivote en région parisienne à l’heure des bilans de milieu de vie qui pèsent sur la poitrine et semblent entraver les voies respiratoires.
Par hasard, elle tombe sur une annonce d'un hameau à vendre dans le Tarn, loin de tout. Ce petit amas de maisons vient faire écho au mouvement béguinal qu'elle avait découvert quelque temps auparavant dans un roman d'Aline Kiner, La nuit des béguines. Depuis qu'elle a posé ses yeux sur cette annonce, elle s'accroche à cet endroit comme à une bouée et voilà qu'à la boulangerie, elle tombe par hasard sur Élie, cette documentaliste à la retraite. Elles sont témoins d'un drame lié à la vieillesse et à la solitude.
Un projet naît alors avec Harriet et Anna rencontrées ensuite, le rêve d'un lieu construit par et pour les femmes. Au début, elles étaient quatre : Claude, Harriet, Élie et Anna. Elles l'ont fait. Pour réaliser son projet, Claude cherche à s’entourer de femmes avec qui se lancer dans l’aventure : une vie communautaire, un brin en retrait du monde, les mains dans la terre. C’est d’abord Élie qui la rejoint, rencontrée fortuitement autour d’une désespérée dans la queue de la boulangerie. Âgée, elle a vécu l’expérience des communautés lesbiennes aux États-Unis et ailleurs. Suivront Harriet l’écossaise au parler dégenré, présidente du Kate Bush Project, puis Anna, la plus jeune, militante féministe parfois jargonnante qui s’enlise dans sa thèse.
Mais voilà, un homme est mort et Claude est face à deux gendarmes et doit répondre du meurtre de celui-ci. Deux gendarmes lui font face, attendant que cette mère de famille au prénom épicène reprenne tout depuis le début. Ils lui demandent de raconter tout depuis le début...
Comme son titre ne l’indique pas, Femme portant un fusil est d’abord un roman d’amitié, thème boudé par la littérature s’il en est. Femme portant un fusil est une formidable ode à l'amitié et à la liberté. Sophie Pointurier, en alternant, chapitres courts dans lesquels Claude est entre les mains des gendarmes, puis à l'hôpital sous contrôle policier avec le récit de la fantastique quête de ces femmes pour se réinventer, croyant jusqu'au bout en leur utopie et n'hésitant pas sur leurs décisions lorsqu'une des leurs est en danger.
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Chaque personnage est l’occasion de beaux portraits en touches délicates, Sophie Pointurier dit les silences, ce qu’on devine, les interstices du langage, la tendresse, les gestes empêchés, les élans d’amour qui unissent ces amies débarrassées des hommes. On les devine toutes un peu cabossées par la vie et l’hétéropatriarcat n’est pas étranger à leurs blessures.
Inspirées de toutes ces expériences passées, Claude et ses comparses sont bientôt rejointes par de nouvelles recrues. Beatriz, ancienne membre de l’ETA ayant séjourné en prison, transporte avec elle toute une lignée de révolutionnaires méconnues ou oubliées, comme la Commandante Ramona, figure majeure du zapatisme au Chiapas, Petra Herrera, Blanca Canales, autres figures qui n’ont pas rechigné à prendre les armes lorsqu’elles l’ont jugé nécessaire pour protéger leurs corps, leurs familles, leurs terres. Élie insiste : « Il faut écrire les biographies, Claude, il faut écrire les histoires. ». C’est ce que fait Sophie Pointurier, convoquer les femmes qui ont lutté dans le passé et qu’on a bien souvent réduites à des folles ou à des amoureuses manipulées, sans reconnaître leur agentivité politique. Se souvenir qu’on n’hérite pas que d’un statut de victime mais de luttes victorieuses, parfois. L’autrice brasse ainsi divers courants des féminismes actuels et passés.
Le projet de Claude aboutit et donne lieu à un joyeux mélange de générations, de partage d’expériences et de mises en commun des savoirs et des compétences. Sur le vaste terrain, les personnages se lancent dans le chantier de réfection des maisons plus ou moins vétustes tout en travaillant la terre alentour. On les voit mettre leurs corps en jeu, s’adonner aux tâches les plus physiques, questionner les charpentes, clouer, visser, scier, douter, se tromper, s’encourager, transmettre, apprendre ensemble et contempler heureuses le fruit du labeur collectif, assemblée hétéroclite de Wonder Women qui ont bâti leur Paradise Land de leurs mains. Les béguines sont évoquées, ces femmes qui ont expérimenté dès le Moyen Âge la vie communautaire libérées du joug masculin sans totalement se remettre entre les mains de l’Église. Certaines furent condamnées au bûcher, sorcières désignées menaçant l’ordre social par leur refus de s’y soumettre. Élie traverse les siècles en assénant : « quand tes béguines se sont arrêtées, les gouines ont pris le relais. », et nous voilà dans l’Oregon des années 70, où fut créé l’Oregon Women’s Land Trust, première fiducie foncière pour femmes (voir les références bibliographiques passionnantes qui permettent d’accéder aux témoignages de ces femmes qui se sont unies pour acheter des terres et créer des communautés indépendantes, dont certaines sont toujours en activité aujourd’hui). Pendant des siècles, les béguines ont su se frayer un chemin entre vie laïque, travail rétribué et vie mystique, où leur engagement était révocable. Ce statut, créé sur mesure par elles-mêmes et pour elles-mêmes, leur avait permis de contourner l’obéissance pendant des siècles. Ni mariées, ni religieuses, ni soumises.
Tout ça pourrait continuer tranquillement en donnant simplement aux lecteurices une sacrée envie de demander l’adresse, de sauter dans un train et de les rejoindre pour se frotter à l’expérience du chantier participatif, Kate Bush en fond sonore - c’est l’obsession contagieuse de l’inénarrable Harriet - . C’est sans compter la violence qui les rattrape. Peu à peu, le sujet du féminicide s’invite dans le roman. Le roman pose alors des questions essentielles : que faire face aux féminicides ? Quelle alternative à la justice d’État qui ne fait malheureusement pas assez, pas bien son travail ? Y a-t-il un usage légitime de la violence ?
Sophie Pointurier montre dans ce roman contemporain, que le mépris et l'hostilité à l'égard des femmes est toujours d'actualité. Elle fait d’ailleurs dire à son héroïne « c’est un miracle que cette deuxième moitié du monde ne se soit toujours pas réveillée en rage, consciente de sa blessure collective ». On ne peut que penser comme Claude, qui, lorsque le gendarme lui demande la provenance des armes, aurait aimé lui dire, mais n’a pas trouvé le courage : « Et vous, quelle guerre légitimez-vous ?
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Le voisin Michel, curieux, circonspect puis menaçant. Un podcast plus tard, destiné à expliquer leur projet, la machine médiatique s’emballe, les réactions des haters aussi, elles qui cherchaient à vivre peinardes retirées du monde se retrouvent scrutées, commentées, auscultées, nimbées d’une aura de scandale (vivre entre femmes, quelle idée ! Elle sont peut-être même lesbiennes, tiens donc).
Femme portant un fusil questionne la légitimité et la perception de la violence exercée par les femmes. Très beau roman sur la vie inspirante de ces femmes qui ont tenté l’utopie, sur le questionnement de la condition féminine, sur la violence faite aux femmes, sur la violence dont elles sont elles-mêmes capables, sur la misogynie, mais aussi sur le rôle des réseaux sociaux, sur l’éducation des enfants et l’homophobie… sans oublier une bonne dose de suspens.
Dans l'ensemble, Femme portant un fusil de Sophie Pointurier est un roman qui explore l’amitié féminine et la quête de liberté dans un cadre rural. L’histoire, inspirée des Women’s Lands, suit quatre femmes qui se lancent dans un projet utopique, mais se heurte à la violence. Mélangeant féminisme, thriller et réflexion sur la place des femmes, ce livre offre une intrigue captivante et un cadre décalé.
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