Au Congo, dans un village aka, un nouveau-né dort à poings fermés lors d’un chant polyphonique entonné par les femmes.
Armand, 14 ans, souffre de visions nocturnes depuis plusieurs années. Ses rêves sont régulièrement visités par des Mami Wata, sirènes ou génies des eaux symboles de sexualité et de féminité. Ces rencontres nocturnes empêchent Armand de dormir. Persuadé que le problème tire son origine dans un conflit familial lié à sa femme, Arnold, le père d’Armand fait appel au vieux Longo, nganga réputé des environs d’Enyellé. Armand et son père ne sont pas "Pygmées" Aka mais comme il est d’usage localement, la consultation des devins-guérisseurs aka est privilégiée.
Une fois qu’il a mangé edika, reçu son tsombi et sa corbeille de Bwete, et avalé motoba, le novice cesse d’être un banzi pour devenir un nganga-a-Misɔkɔ, un initié à part entière. En dehors des étapes rituelles qu’il reste encore à franchir, la carrière d’un nganga s’oriente alors autour de deux axes génériques, objets de cette seconde partie : soigner les malades, acquérir le savoir initiatique. C’est en effet au tour du jeune nganga, ancien malade, de prendre en charge de nouveaux malades. Certes, le cadet n’est d’abord qu’un assistant au service du père nganga, devin-guérisseur accompli à qui seul profitent les revenus tirés des soins, de l’initiation et de la consultation.
La consultation des nganga-a-Misɔkɔ exigeait traditionnellement une veillée complète. Une nuit de danses effrénées était en effet nécessaire aux devins pour réactiver leurs pouvoirs et se mettre en relation avec les esprits mikuku qui inspirent leurs révélations. Si aujourd’hui encore chaque veillée de Bwete Misɔkɔ comporte une séance divinatoire, les nganga consultent pourtant également en plein jour, sans veillée ni danse, mais selon les mêmes procédés formels.
Le patient commence par tendre au devin une bougie allumée, une aiguille et une bouteille de boisson (qui représentent respectivement la clairvoyance, la parole divinatoire et la richesse) puis s’acquitte de sa contribution financière (quelques milliers de francs CFA, selon les exigences du nganga et les moyens du malade). Il doit ensuite dire à haute voix son nom puis ceux de ses deux parents. Ces trois noms constituent la carte d’identité lignagère du patient : un individu singulier rattaché par le biais de ses deux parents à deux lignages distincts. Cette triple nomination est un élément décisif d’une consultation qui est en grande partie une évaluation de la situation du malade par rapport à ses matri-et patri-lignages.
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Le patient tenant la bougie allumée devant son visage se présente ensuite de face puis de dos, afin que le devin puisse sonder son passé comme son futur (la divination étant à la fois rétrospective et prémonitoire). À la lumière de sa torche, le nganga scrute alternativement le patient et son petit miroir, instrument essentiel de la divination dans lequel il est censé voir la vie du malade et la nature de son mal. Ce dispositif visionnaire reproduit celui de l’initiation, même si le nganga, guidé par son esprit auxiliaire motoba, n’a pas eu besoin de prendre plus d’une petite pincée d’eboga.
Au fur et à mesure de ses visions, le nganga trace sur le corps du malade des marques au kaolin blanc, traits ou gros points. Ces signes divinatoires s’interprètent selon le code corporel du motoba : à chaque partie du corps du malade correspond analogiquement un trouble, une prémonition ou un traitement.
En réalité, la plupart des consultations tournent habituellement autour de quelques signes récurrents : au pied pour un fusil nocturne, à la taille pour un serpent invisible mbumba, au sternum pour un empoisonnement, au cœur pour des palpitations, à la paume pour des problèmes financiers, au dos pour un mauvais esprit, à la tête pour la tête ouverte (voir p. 102). Les signes fournissent ainsi une grille de lecture du malheur très simple, simplicité qui renvoie à la monotonie des troubles et des diagnostics établis par le nganga.
Ces marques divinatoires constituent un intermédiaire visible entre les images mentales et la parole du nganga. Elles sont les supports sensibles des énoncés de la consultation orale. Grâce à elles, la parole divinatoire ne repose pas uniquement sur des images mentales privées, mais peut s’appuyer également sur des signes publics, visibles tant par le patient et l’assistance que par le nganga. Dans le cas d’une consultation à plusieurs, les marques au kaolin servent d’ailleurs à « donner la route » aux autres devins. Pourtant, lorsqu’un nganga est seul à consulter, il trace encore des signes sur le corps de son patient. Ce qui prouve que les marques divinatoires ont en réalité pour destinataire principal le malade lui-même, quand bien même ce dernier n’en connaît pas la signification précise.
Les marques constituent une ruse graphique qui vise à faire entrer le malade et son corps dans le jeu de la consultation, ce qui a pour effet de renforcer la pertinence et l’efficacité du discours divinatoire. La parole du devin est en effet supposée décrire adéquatement l’état du malade. Mais l’état du malade n’est pas un ensemble de symptômes somatiques manifestes : il s’agit plutôt d’un agrégat de troubles variés, organiques ou non, mais aussi d’histoires de famille et de fantômes, d’événements passés et futurs. Les signes au kaolin servent alors à rassembler et manifester cette affliction protéiforme à même le corps du patient, lui donnant ainsi une cohérence charnelle. Ils sont les symptômes visibles d’une maladie, indices sur lesquels fait fond la parole du nganga. Le malheur devient lisible à la surface du corps du malade.
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Sans marques, il n’existerait en définitive aucun lien évident entre le discours du devin et l’état du patient : le patient resterait extérieur à la consultation. Grâce à elles, la consultation devient une relation tangible entre deux protagonistes, relation qui se focalise autour du corps du patient. L’artifice graphique sert ainsi à piéger le malade et son corps dans les rets de la relation divinatoire. Cette métaphore est explicite dans le discours des initiés eux-mêmes : la consultation est un piège de chasse (getambo), lacet tendu par le nganga pour attraper ce gibier qu’est le malade. Il existe en effet un fort lien entre chasse et divination. Le devin est d’ailleurs également rapproché du chien de chasse qui flaire une piste et hume un gibier ; et il saisit parfois effectivement la main d’un patient pour en renifler la paume afin de déceler ses problèmes.
Un bon nganga-a-Misɔkɔ, c’est donc celui qui sait piéger le patient dans la consultation, l’attraper au piège du Bwete. Le patient peut bien sûr toujours douter de la parole du devin. Mais l’artifice graphique contribue en quelque sorte à focaliser l’attention et renforce ainsi la force illocutoire attachée à la parole divinatoire.
L’anthropologie oppose classiquement deux modèles divinatoires : la divination inductive (ou mécanique) et la divination intuitive. La première ne repose que sur le pur hasard objectif. Dans le Bwete, c’est le test divinatoire du losange d’écorces ou des coquilles de nzingo. Mais cette méthode divinatoire est si mécanique et aléatoire qu’elle ne peut que difficilement coller à l’expérience. Comme le notent A. Adler et A. Zempléni, « plus librement [les systèmes divinatoires] laissent jouer les lois du simple hasard, moins facilement ils encourent le reproche de la non-objectivité. Mais, plus les réponses sont aléatoires, moins elles sont conciliables avec les données de l’expérience » (1972 : 141). D’où la fréquente manipulation humaine de la divination mécanique : ainsi, la répétition du test de l’écorce jusqu’à l’obtention d’un augure favorable. D’où également dans le Bwete, la valeur plus prémonitoire que diagnostique de ce type de tests divinatoires : ils ne décrivent pas adéquatement une expérience réelle, ils anticipent plutôt un événement à venir.
De son côté, la divination intuitive repose purement sur l’inspiration et l’interprétation humaines. La consultation du nganga-a-Misɔkɔ en est un exemple typique : nulle intervention du hasard, puisque tout dépend du devin et de sa performance verbale. Cette seconde méthode, à l’inverse de la première, est donc trop humaine et trop subjective pour n’être pas sujette à caution. D’où la nécessité d’une mise en scène qui dramatise la divination pour le patient. C’est là tout l’objet des médiations tangibles de la consultation du nganga : le miroir divinatoire, les fétiches, et surtout les marques corporelles au kaolin qui donnent un crédit visible à la parole du devin. Elles font penser que la divination n’est pas une procédure exclusivement intuitive puisqu’elle s’appuie également sur l’interprétation de signes objectifs, sans pourtant s’annuler dans le pur hasard.
Après l’apposition des marques au kaolin, le nganga peut alors commencer la consultation orale (mabenga). Ces révélations sont au premier chef des énoncés factuels sur la vie du malade et les maux qui l’affligent. Le nganga révèle au malade le vécu intime de son affliction : « ton cœur bat la chamade », « tu as mal au ventre », « tu vois des mauvaises choses en rêve ». Ou bien des événements passés liés à l’infortune présente : « il y a eu une dispute à propos d’un véhicule avec un ami », « tu as perdu un frère récemment ». Le nganga fait enfin des prédictions d’événements heureux ou malheureux : « tu auras des jumelles » ou « tu risques de te faire empoisonner ». Dans une situation où tous les registres du malheur se mêlent, le nganga ne cherche nullement à les isoler pour les traiter séparément. Il s’attache au contraire à les lier tous ensemble, suggérant entre eux des connexions non fortuites pour dessiner la figure d’une infortune générale. Comme A. Zempléni l’a ailleurs relevé, des malheurs disparates sont enchaînés dans une même chaîne de causalité (Zempléni 1985).
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Tout au long de cette performance orale, le patient doit s’en tenir à répondre par la formule rituelle de l’acquiescement « base ! » si les affirmations du devin lui semblent justes, ou à démentir dans le cas contraire. Et celui qui veut trop en dire se fait aussitôt réprimander par les nganga. Tout irait pourtant plus vite si le malade exposait lui-même son problème et ses symptômes. Mais, cela bouleverserait la relation entre nganga et patient : le nganga est devin-guérisseur et non simple guérisseur. Il importe donc que le patient se contente d’approuver ou non la version de son malheur livrée par le devin. Il s’agit d’une affaire de pertinence émotionnelle et relationnelle. La valeur de vérité des énoncés divinatoires n’est en effet pas une propriété sémantique : elle réside moins dans leur strict rapport d’adéquation au réel que dans un contexte relationnel singulier. Le patient se sent enfermé dans un état de perplexité impuissante, incapable d’articuler de manière cohérente son propre malheur. La séance divinatoire instaure alors un cadre relationnel singulier : le malade écoute en silence ce qu’il ne pouvait pas formuler à propos de lui-même et que le devin exprime à sa place. Son expérience du malheur, son existence sensible se trouvent soudain objectivées, saisies dans le discours d’un tiers. L’effet produit est sans aucun doute violent, et il n’est d’ailleurs pas rare qu’un patient éclate en sanglots au cours de la consultation, bouleversé d’avoir été percé à jour.
Mais comment le nganga arrive-t-il à décrire si pertinemment les symptômes intimes d’un patient qu’il parvient à le faire pleurer ? Comme me l’a avoué un père initiateur, les devins mettent habituellement en œuvre un certain nombre de petites ruses discursives visant à « attraper » le malade dans la consultation. D’une part, le nganga peut parfois inférer l’état du malade d’après des indices manifestes : « Pour les fusils nocturnes, c’est facile. La personne a mal au pied, elle arrive en boitant. » D’autre part, le devin commence souvent par proférer des évidences : « Tu dis : “l’argent que tu gagnes, il ne reste pas avec toi”. Il ne va pas dire le contraire [éclats de rire]. Il va forcément dire Base ! ». Les énoncés divinatoires sont ainsi un subtil compromis entre des affirmations si générales qu’elles ne peuvent qu’être vraies (parce qu’elles ne font que répéter la prémisse obligée de tout recours à un nganga : le patient a un problème) et des affirmations beaucoup plus précises que le devin teste une à une.
Le devin procède en effet par balayage des possibles à partir des multiples signes au kaolin qu’il a tracés sur le corps du patient : il passe ainsi en revue les symptômes les plus courants des principaux maux sorcellaires, escomptant que le patient finira bien par se reconnaître dans l’un d’entre eux. De la sorte, le nganga peut explorer des pistes variées en les abandonnant ou les approfondissant selon les réactions du patient qu’il scrute avec attention : « Si tu vois que ça ne marche pas, si la personne ne répond pas Base !, tu changes de route. » Ses révélations péremptoires sont ainsi des questions déguisées. D’ailleurs, si le patient nie l’un de ses énoncés, le nganga peut encore le rectifier en lui assignant une valeur prédictive : « Tu dis : “Tu as raté la mort par un accident”. Il va dire oui. S’il dit non, tu vas dire : “Pas encore”. Parce que le Bwete dit le futur et pas seulement le passé et le présent. » Par un subtil jeu de déplacements, le nganga parvient finalement à se focaliser sur un petit nombre de symptômes et de problèmes sensibles pour le patient.
Ayant ainsi évoqué le vécu personnel du malade, le devin peut alors avancer le diagnostic qui y colle au mieux (« tu ne vas pas lui dire directement [qu’il a] un mauvais esprit, sinon il aura les doutes »). Cette subsomption d’une affliction multiforme sous un label simple donne une certaine unité à une expérience qui en était jusque-là dépourvue : « tu as le sperme d’un homme mort dans ton ventre. C’est cet homme qui te persécute en rêve [mauvais esprit qui est le fantôme d’un parent décédé] » ; « un ver te bloque au niveau du foie [atteinte par un serpent invisible mbumba]. C’est un blocage de ta machine économique. » Ces maux diagnostiqués sont évidemment ceux qui relèvent du domaine de compétence thérapeutique des nganga : mauvais esprit, fusil nocturne, serpent invisible mbumba, tête ouverte ou empoisonnement. De cette façon, l’infortune personnelle du patient est arrimée aux catégories nosologiques communes du Bwete Misɔkɔ. Une étiologie, invariablement sorcellaire, est associée à ce diagnostic. Parmi les énoncés factuels concernant la vie du patient, le devin a soin d’évoquer les conflits familiaux : « il y a une mésentente entre les côtés paternel et maternel », « il y a un problème avec les femmes et tes enfants ». Cela avive des suspicions qui ne sont de toute façon jamais très loin, tout malheur ne pouvant être que la conséquence de la persécution injuste d’un parent jaloux.
Selon la classification populaire, il n’y a en effet que deux types de maladie : les maladies naturelles ou maladies de Dieu (litt. ebεa a Nzambe en getsɔgɔ, bwali ba Nyambi en yipunu) et les maladies des sorciers (litt. ebea a mogodo en getsɔgɔ, bwali ba balɔsi en yipunu) souvent appelées maladies « mystiques » (bwali ba dikolu - maladies de l’occulte - en yipunu). Cette distinction est moins symptomatique qu’étiologique. Une affliction est sorcellaire lorsqu’elle est supposée causée par l’intentionnalité mauvaise d’un tiers (humain vivant, ascendant défunt, esprit de la forêt…).
Signe | Signification |
---|---|
Au pied | Fusil nocturne |
À la taille | Serpent invisible mbumba |
Au sternum | Empoisonnement |
Au cœur | Palpitations |
À la paume | Problèmes financiers |
Au dos | Mauvais esprit |
À la tête | Tête ouverte |
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