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Si, au mois d'août 1887, une table tournante m'avait annoncé que je quitterais la petite grève bretonne où je passe l'été en famille, pour m'embarquer le 20 septembre, à Marseille, sur le transatlantique nommé la Manouia et m'en aller visiter l'île de Corse en compagnie du jeune prince Roland Bonaparte, j'aurais certainement répliqué à ce trépied sibyllique : « O guéridon trépignant, ce n'est pas l'avenir que tu me prédis, c'est l'entrée à Charenton ! »

Tout sur la terre, en effet, et dans les cieux aussi, conspirait pour me retenir logis; mais surtout, je le confesse, une idée que j'ai sur les voyages et dont la philosophie est résumée par la moralité d'une fable célèbre, les Deux Pigeons.

Le Chasseur de Mouflons

La recherche du bonheur par système de déplacements était déjà vaine aux yeux du sage avant l'invention des voies ferrées ; mais depuis cette invention elle est illusoire.

Je professe cette doctrine que celui qui a un nid doit y rester, auprès de sa couvée. Le malheur est cet aigle aux yeux perçants qui se balance au-dessus de la forêt et s'abat sur les petits sans défense.

Enfin, La Fontaine l'a dit : L'absence est le plus grand des maux. Et pourtant, le 20 septembre, ladite Manouia levait l'ancre à cinq heures du soir, emportant parmi ses passagers le prince Roland Bonaparte, son secrétaire M. Vincent Bonnaud, son bibliothécaire M. Escard, et votre serviteur, son poète.

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La petite troupe, d'excursionnistes se complétait d'un photographe, M. Philip-pon, de Versailles, armé jusqu'aux dents de ses engins de reproduction, puis de M. Pascal Sinibaldi, piqueur du prince, et enfin de M. Charles Clément, son valet de chambre.

Deux fusils de chasse, l'un à M. Vincent Bonnaud, l'autre à M. Pascal Sinibaldi, tous deux nés en Corse même, le premier à Sartène, le second à Calvi, devaient suffire à notre défense, et au besoin à notre ravitaillement. Ils menaçaient également les bandits et les perdrix.

M. Escard avait un poignard; le photographe, une canne à épée, loyale et naïve, à laquelle il dut des mésaventures. J'avais, moi, ma gaieté naturelle, et Charles, tous les parapluies! Quant au prince, il était assez protégé, chez les Corses, par le nom qu'il porte, l'un de ses grands-oncles l'ayant sérieusement illustré, à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, avec des victoires dont on parle encore quelquefois, non seulement à Ajaccio, ville natale de cet oncle, mais dans le reste de la planète.

Car, quant à son Code!... Enfin passons ! Ainsi donc, le 20 septembre je voguais vers la vieille Cyrnos des Grecs, dont je ne m'étais jamais tant occupé que sur ce transatlantique. Ce que j'allais y faire, je ne m'en rendais pas très bien compte.

Parmi toutes les idées paradoxales dont ma philosophie joviale est mère et nourrice, celle de découvrir un dépar- tement français sur lequel on a publié peut-être quinze cents volumes n'était pas de celles assurément qui pussent me tomber de la lune. Il est clair que la Providence se déguise parfois en hasard pour mener la mascarade des fatalités.

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Sur la « Manouia »

J'étais homme, la veille encore, à me contenter des notions ethnographiques que Colomba donne sur la Corse a la majorité des civilisés. La célèbre nouvelle de Mérimée est, dans son résumé pittoresque, un document très complet des moeurs, du caractère et des tendances physiologiques du petit peuple qui a élevé le banditisme à la hauteur d'une institution.

Ce roman de vendetta reste jusqu'à nouvel ordre l'Iliade, l'Odyssée et la Batrachomyo- machie des insulaires annexés, mais mal fondus, que la France se flatte d'avoir, sinon francisés tout à fait, du moins désitalia-nisés. La littérature n'a rien fait de plus ressemblant que Colomba. Aujourd'hui encore son exactitude est surprenante ; et comme l'ouvrage date de 1830, on voit quels progrès ont été réalisés par notre glorieuse administration, en cinquante-huit ans! dans ton île, ô Napoléon.

Peut-être, mon Empereur, cette constatation, toujours consolante, était-elle le but du voyage organisé par ton petit-neveu, et peut-être désirait-il la faire sur place et de visu. « Où en est la Corse depuis Colomba, s'était-il dit un matin en s'éveillant; il faut que j'aille voir cela avec un poète. » La réponse est faite par ce livre. La Corse en est, depuis Colomba, à Colomba ! - Mais n'anticipons pas.

Cet aimable prince Roland, qui allait devenir mon ami, non seulement je ne le connaissais pas, mais encore je ne l'avais jamais vu. Désintéressé jusqu'à la passion de toute politique dite intérieure, il ne m'eût pas été possible de dire le degré précis de filiation exacte qui le rattachait, dans cette innombrable famille Bonaparte , au terrible fantôme de Sainte-Hélène.

Certes, je l'appris tout de suite, et je bénis la chance qui allait me mettre en rapport avec l'héritier de la branche libérale, que dis-je ! républicaine, de l'arbre généalogique. Le joli métier que celui de courtisan d'un prince à qui on peut dire tout ce qui vous passe par la tête, et même que Marat avait du bon, s'il vous répond qu'il avait du meilleur! Aussi, dès le premier jour, étais-je Rolandiste forcené. Je vous recommande ce parti politique. Et le voyage fut charmant.

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Le Prince Roland Bonaparte

Mais tout ceci n'explique pas comment il a pu arriver qu'un artiste de lettres ait été mêlé à une expédition de ce caractère scientifique, et dans ce groupe, armé ainsi que je l'ai dit, mon rôle ne se définit guère. Eh bien, le voici. De la Corse, grâce à Colomba, je n'avais rien à connaître, sinon une seule chose dont ne traite aucun des quinze cents volumes publiés sur l'île, et cette chose, c'était LA CHASSE AU MOUFLON.

Oui, la chasse au mouflon était pour moi ce qu'avait été pour ce Marseillais de Méry la chasse au chastre ! Vous vous rappelez cette chasse extravagante qui entraîne son chasseur jusque dans le Caucase ! Le « chastre », bête tellement rare qu'elle n'existe pas, ne fascinait pas plus l'imagination cynégétique de Méry que le mouflon n'éblouissait la mienne.

Je croyais au mouflon. Il habitait la Corse de mes rêves. Je ne me représentais pas un maquis sans un groupe de mouflons dressant les tire-bouchons de leurs cornes au-dessus des lentisques. J'en ajoutais un même à Colomba ! Que feu Mérimée me le pardonne. Ce livre dira la vérité sur le mouflon en Corse. Elle est décourageante.

Le mouflon est un produit des jardins zoologiques. C'est là qu'on le fabrique, peut-être par l'union infâme du bélier et de la biche! Mais n'allons pas trop vite, puisque rien ne nous presse. Donc, j'avais foi, comme Buffon lui-même, au mouflon. Ce fut en songeant à cet animal d'Apocalypse que j'entrai un matin au café de la Paix, boulevard des Capucines, pour déjeuner.

Les garçons du café de la Paix sont pleins d'attentions envers leurs clients, et ils leur demandent tout de suite ce qu'ils désirent pour leur menu, car ils ont de tout. « Du mouflon, » fis-je, sans y réfléchir. Ils pâlirent. Après un chassé-croisé silencieux, mais éloquent, de ma table au comptoir, un maître d'hôtel se détacha et vint me dire : « Il ne nous en reste plus ! » C'est le terme consacré pour ces défaillances ; un garçon bien stylé l'emploierait, sur le radeau de la Méduse.

Mais j'étais si troublé par l'appétit, que je le pris au pied de la lettre. « De quoi leur restait-il, s'il ne leur restait pas de mouflon, puisque personne ne leur en demande ? » Cette pensée, émise à demi-voix, frappa par sa logique un monsieur qui déjeunait à la table voisine, et, même, elle lui arracha un de ces rires francs et contagieux qui dénotent le bou-levardier, amant des facéties.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, aux traits réguliers et fins, à l'expression affable, correct sans raideur, aux gestes courtois duquel je reconnus un officier français en bourgeois. L'uniforme, comme le froc, modèle sur un même et unique type tous ceux qui portent ou ont porté l'épaulette et servi la patrie.

« Monsieur, me dit-il, excusez-moi d'intervenir entre ce maître d'hôtel et vous ; mais je suis Corse, et votre idée de demander une côtelette de mouflon pour déjeuner m'a transporté dans mon pays, que je n'ai pas vu depuis trente ans. J'ai reçu le jour à Sartène, où le mouflon abonde - et même existe! J'en ai mangé! Soyez sûr que, s'il y en avait au café de la Paix, j'en aurais en ce moment dans mon assiette ! A défaut de mouflon, je vous conseille une friture de goujons de Seine ; ils en ont ici d'excellents et dignes de la fourchette de... Caliban 1 ! - Quoi ! fis-je en rougissant, vous savez... ? - Mais quel autre, en ces temps mornes, s'ingérerait à Paris de vouloir goûter du mouflon sur les boulevards? Vous vous êtes trahi vous-même ! »

Et ce fut ainsi que je fis connaissance avec mon ami M. Vincent Bonnaud, lequel (comme Jean des Entommeures aima Pa-nurge) j'aimerai toute ma vie. Est-il nécessaire d'ajouter qu'au bout d'un instant nous étions verre à verre et que nous déjeunions ensemble? Ainsi je tenais un mortel qui avait vu des mouflons ! un de leurs compatriotes, car il n'y a en plus qu'en Corse, - et en Grèce, dit-on. Mais je ne crois plus à la Grèce depuis le Roi des montagnes d'Edmond About.

Mon nouvel ami me conta le mouflon, il me le décrivit d'après nature ; il m'en révéla les moeurs, les instincts, le caractère ; il m'en dessina les cornes en spirale, et il m'en imita le bêlement féroce.

A quatre heures je l'écoutais encore. 1. Pseudonyme de l'auteur au Figaro. « Le mouflon, disait-il, est un animal très bête et très intelligent, - très sauvage et très domestiquable, - très joli et fort laid, - selon qu'on lit un auteur ou un autre et qu'on les croit sur le moment.

Il a beaucoup de la chèvre, autant du mouton, et, en somme, fort peu de l'un et de l'autre. S'il était habillé de laine, il serait presque un bélier; mais il fait aux naturalistes la farce d'être vêtu de poils, ce par où il se rapproche du bouc, sans toutefois lui être assimilable, puisqu'il a la tête de l'autre, Buffon le remarque! « Restent ses moeurs. On les connaît fort peu. Ceux que les chasseurs tuent n'ont guère le temps d'être étudiés. Ceux qu'ils manquent ne viennent pas le dire. Ils enjambent des pics inaccessibles : c'est leur côté chèvre; et ils y restent à paître: c'est leur côté mouton. Vous me suivez bien ? - De mon mieux, toussai-je. Mais votre opinion, à vous, compatriote? - Pour moi, c'est un mouton, un mouton sauvage, mais un mouton. »

Et le facétieux Corse repartit : « Un jour, à Sartène, je vous parle d'il y a trente ans, on m'avait signalé la présence dans la montagne d'une de ces bêtes indécises. « Je suis, sans vanité, le meilleur chasseur que je connaisse, après vous, bien entendu. Mais en ce temps-là j'aurais rendu dix points de onze à Nemrod. Je pris donc mon fusil, et, sifflant le premier chien qui passait, j'escaladai le maquis. « Il faut vous dire que je ne m'étais muni que d'une seule cartouche. Pourquoi deux, puisqu'il n'y avait qu'un mouflon? « Quant au chien, c'était pour causer en roule, d'abord, et ensuite comme témoin que je l'avais invité. « Arrivés, au bout d'une heure ou deux d'alpinisme, à la caverne où se tenait le mouflon de Sartène, nous commençons tous les deux, le chien et moi, par nous reposer. Rien ne bougeait encore. J'allume une cigarette, je me couche à plat ventre et je fais signe au chien de m'imiter. C'était pour observer le mouflon.

Le Mouflon de Sartène

« Coquin de mouflon ! si vous l'aviez vu se retourner dans la caverne ! De face on eût dit un bélier, et de dos on eût dit un bouc. Mais il fallait le débusquer de son gîte. Je ne tue qu'en plein air et à cinq cents pas; en chambre, jamais ! Je m'adressai donc au chien et je lui intimai l'ordre de débucher le fauve. « Il comprit, s'élança, et, arrivé devant l'entrée de la caverne, je le vis s'asseoir sur son derrière, battre de la queue et me regarder narquoisement. Loin de violer le domicile du mouflon, il semblait s'en improviser le gardien !... - Comment, le gardien ? demandai-je, stupéfait. Le gardien du mouflon? - Oui, ce fut alors que je m'aperçus de la distraction qui m'avait fait emmener à la chasse un chien n'étant pas du métier, - un chien de berger ! - Eh bien ? bavai-je. - Eh bien ! le chien de berger ne chasse pas le mouton, au contraire. - Donc ? - Donc, le mouflon est un mouton; un mouton sauvage, mais un mouflon ! - Évidemment, conclus-je. Et cependant ils n'en ont pas au café de la Paix, où l'on a de tout. » Mon partenaire au jeu de fourchettes me regarda. « Est-ce que, vraiment, vous tenez à en manger ? » fit-il. Un soupir fut ma réponse. Le chasseur de mouflons avait tiré de la poche de sa redingote un élégant portefeuille en cuir de Russie, et il en feuilletait le carnet sans mot dire. Il semblait y chercher une note. Quand il l'eut trouvée, il me pria de lui donner mon adresse, et il l'écrivit avec un crayon d'or à côté de la note.

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